
Les fins de régimes ont souvent une odeur de scandale. Jean Charest a longtemps résisté aux pressions qui s’exerçaient sur lui pour faire la lumière sur le problème, mais il a abdiqué en octobre 2011 en créant la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction. Présidée par la juge France Charbonneau, assistée de Renaud Lachance, vérificateur général du Québec, et du juriste Roderick Macdonald, décédé avant ses travaux, la commission a pour mandats d’examiner les stratagèmes impliquant des activités de collusion et de corruption dans les contrats publics de construction; de dresser le portrait de l’infiltration de l’industrie par le crime organisé; et de faire des recommandations. Après quatre ans de travaux, 263 jours d’audience, la comparution de 292 témoins (70 000 pages de transcription) et le dépôt de 3 600 documents, la commission accouche en novembre 2015 d’une brique de 1 741 pages dont les conclusions sont interprétées de manière contrastée par la juge Charbonneau et par le commissaire Lachance. Ce dernier a noyé le poisson, mais dans quelles eaux : celles de la rigueur ou celles de la complaisance?
« Everything there is truqué »
Le Québec s’est délecté des témoignages. On retient cette déclaration de Joe Borsellino, PDG d’une compagnie de construction : « Everything there is truqué. » Elle résume le stratagème des appels d’offres trafiqués. « Autres temps, autres mœurs », déclare Michel Arsenault, président de la FTQ, pour expliquer son séjour sur le yacht de son ami Tony Accurso. « Un chum, c’t’un chum », admet Bernard Trépanier, collecteur de fonds pour Union Montréal. Ce « monsieur 3 % » est au service de Frank Zampino, président du comité exécutif de la Ville de Montréal, qui dit à la commission : « Je ne confirmerais pas non plus que je ne pourrais pas l’exclure. » Des linguistes cherchent encore à décoder la phrase, mais un chroniqueur y va de cette hypothèse : « une double négation est une affirmation, alors une quadruple l’est aussi. » Union Montréal est le parti du maire Gérald Tremblay.
Il est toutefois possible de retenir ces quelques faits, évoqués ici au présent parce que rien ne justifie aujourd’hui d’en parler au passé. Il existe au Québec un problème de collusion et de corruption étendu et enraciné. Le principe des élections municipales clés en main rend possible d’installer au pouvoir des hommes de paille qui administrent les villes de manière complaisante à l’endroit de leurs commanditaires. Le financement des partis politiques par les entreprises privées est une pratique répandue sur la scène municipale et sur la scène provinciale, bien que les liens s’orchestrent différemment selon le palier. La stratégie des prête-noms permet de contourner la loi sur le financement des partis politiques. Les entreprises de construction communiquent entre elles avant de déposer leurs soumissions pour convenir d’un partage des contrats. Cela fait en sorte que le coût des ouvrages publics est majoré d’au moins 30 %, parfois de 40 %. Des titulaires de charges publiques acceptent des cadeaux provenant des fournisseurs. Une culture d’impunité existe et les personnes honnêtes, témoins des malversations, sont pénalisées si elles les dénoncent.
Le nombril de la juge Charbonneau
Le rapport d’enquête a été rendu public en novembre 2015. Il contient 60 recommandations fondées sur des grands principes, entre autres ceux de revoir la gestion des contrats publics et de placer le financement des partis politiques à l’abri des influences. Le dépôt du rapport met au jour une différence dans l’interprétation des faits. Renaud Lachance est d’avis que « les faits présentés n’ont pas montré un lien, qu’il soit direct ou indirect, entre le versement d’une contribution politique au niveau provincial et l’octroi d’un contrat public. » Des propos mesquins de Lachance à l’endroit de Charbonneau ont été rendus publics, grâce à une fuite provenant d’un proche de la commission. Il lui adresse notamment ce reproche : « Tu devrais te regarder le nombril avant de faire la morale aux autres. » Il demande de biffer des passages du rapport dont certains portent sur les rôles joués par Jean Charest, Nathalie Normandeau et Marc Bibeau, le grand argentier du parti libéral. À la suite de cette fuite, Lachance adresse aux médias une lettre dans laquelle il défend son intégrité et se dit victime de sa rigueur.
C’est plutôt sa posture obtuse qui l’amène à exiger une preuve directe alors qu’une preuve circonstancielle est suffisante. C’est une guerre d’ego qu’il livre à la présidente de la commission, confinés tous les deux pendant quatre ans dans un espace public contraignant. « Noyer le poisson » est une expression qui illustre le fait de contourner un problème et de le dissimuler sous un monceau de détails et de considérations, de manière complaisante. Renaud Lachance a noyé le poisson, semé le doute, aussi les vrais coupables jubilent.