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Entre sagesse ancienne et psychologie positive

Par Kateri Lemmens le 2016/01
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Entre sagesse ancienne et psychologie positive

Par Kateri Lemmens le 2016/01

«J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant. » Derrière cette sublime et terrible petite phrase de Jacques Prévert se dissimule l’une des grandes questions qui se posent à la vie humaine prise dans le tourbillon et le trouble de l’existence lorsqu’on découvre trop tard, avec la maladie ou au seuil de la mort, qu’on est passé à côté du bonheur, d’un bonheur véritable faute d’avoir pris le temps de se demander : « Comment mener ma vie? Qui devenir? Comment devrais-je agir? » Je dois à Jocelyn Maclure de m’avoir aiguillée vers L’hypothèse du bonheur de Jonathan Haidt (qui enseigne la psychologie de la moralité et les émotions morales dans une école de commerce). Or, mon intérêt pour cette question n’a rien d’innocent. Les liens entre le bonheur, la sagesse et la vie représentent la colonne vertébrale de ma vie intellectuelle. Je fais partie des gens pour qui la recherche d’un bonheur vrai ne va pas toujours de soi et qui font de la lecture et de la connaissance un long et lent processus d’approche de la sagesse, du sens (du sens que nous donnons à notre vie dans la vie) et du bonheur.

L’intérêt du vaste ouvrage de Jonathan Haidt tient à plusieurs choses : son remarquable syncrétisme, la vulgarisation qui en rend le propos accessible, la présence de l’auteur en tant que sujet dont l’anxiété et les doutes favorisent l’identification et, finalement, sa capacité de prise en compte de positions diversifiées, voire adverses (comme méthode et comme proposition). En effet, Haidt, pourtant athée, ratisse large et cherche à concilier ce que les religions et les philosophies antiques ont eu à nous dire sur le bonheur et la sagesse avec ce que certaines connaissances scientifiques (les théories de l’évolution, la psychologie moderne et les travaux d’Antonio Damasio) nous dévoilent : le comportement intelligent (qui mène au bonheur) doit impliquer la raison, bien sûr, mais aussi l’émotion. Ce faisant, Haidt voit une forme d’errance dans la morale occidentale qui, à partir de l’ancienne sagesse (vertus, eudaimonia, détachement), s’est transformée en éthique des principes et du devoir (Kant) ou des conséquences, en négligeant la part fondamentale des émotions et des intuitions à l’œuvre dans nos vies morales et dans notre acheminement vers la sagesse (un bonheur vrai, disait Comte-Sponville).

Haidt s’attache à débusquer certains de nos biais cognitifs : notre phénoménale capacité à juger les autres et notre tendance à la confabulation pour justifier nos décisions morales. Il nous propose de reconsidérer l’impression tordue que nous avons de détenir la vérité (et non une simple perspective) et suggère trois grandes solutions pour mieux recadrer nos dispositions affectives négatives : la méditation, la thérapie cognitive et le Prozac (antidépresseurs). Il insiste sur le rôle crucial de la réciprocité et sur l’importance de dé-biaiser nos jugements (le petit avocat intérieur qui, ne voyant que la paille dans l’œil voisin, se donne raison). Ce faisant, Haidt relève aussi que le mythe du mal absolu, un trop grand renforcement de l’estime de soi, notamment chez les enfants, et l’idéalisme moral que peuvent entretenir les groupes représentent des sources majeures de mal et de cruauté. Développer la neutralité, le sens de la relativité (la vie est un jeu), la responsabilisation, l’empathie et la capacité de se mettre à la place d’autrui devient dès lors une façon de contrer nos biais égocentriques et notre hypocrisie morale. Surtout, Haidt évoque certaines choses qui peuvent contribuer de façon significative à notre bonheur : les relations personnelles que nous avons avec les autres, la fluidité (flow) et le dépassement que nous rencontrons dans certaines activités (relationnelles ou artistiques par exemple), l’amour et l’attachement, la capacité de tirer du sens lorsque nous rencontrons l’adversité (notamment par une pratique de l’écriture ou la religion) ou encore la reconduction de notre expérience de l’émerveillement (élévation). Au final, Haidt propose que « le bonheur vient des relations », il concerne d’abord notre style affectif et cognitif, mais aussi certaines dimensions extérieures de notre vie : le travail, l’amour et la relation que nous avons avec ce qui nous dépasse et donne un sens à notre vie dans cette vie. Somme toute, un excellent rappel, malgré quelques facilités, histoire de ne pas attendre que le bonheur ne nous quitte pour le reconnaître et le choisir.

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