Champ libre

Du carré Saint-Louis au carré Saint-Louis

Par Pierre Landry le 2016/01
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Champ libre

Du carré Saint-Louis au carré Saint-Louis

Par Pierre Landry le 2016/01

Printemps 1985. Je suis assis avec Plume dans ses jardins, devisant sous les branches de cet immense vinaigrier qui confère un air exotique à cette petite cour engoncée entre deux murs de briques avalés par les lierres. Plume attend un reporter qui doit venir l’interviewer. La porte qui donne sur la rue Saint-André grince sur ses gonds. Le chroniqueur culturel Dany Laferrière arrive et s’assoit avec nous. À la fin de l’entretien, il lance comme ça : « Je vais publier un roman à l’automne… »

Novembre 2015. Salon du livre de Rimouski. « Monsieur Pierre! Vous voulez le dernier livre de Dany? Il n’est pas encore en librairie… » Je suis Camille jusqu’au kiosque de la maison d’édition Mémoire d’encrier. Elle extirpe de sous la table un exemplaire de Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo et me le tend, presque en cachette, comme s’il s’agissait d’un trésor dont elle voulait voiler l’éclat aux yeux trop concupiscents. Sur le moment, je ne comprends pas. Pourquoi me fait-on un tel présent? Camille m’a vu au stand du Mouton Noir. Elle a dû penser que je fais partie de l’équipe de rédaction. Il n’y a pas de cadeau gratuit, que je me dis. Mon rédac chef est à mes côtés. Il y aurait de la place dans la prochaine édition pour un petit compte rendu? Bien sûr! Un courriel trois jours plus tard : Annie devait rédiger un article de fond mais a dû se désister, tu peux faire cinq feuillets sur Dany Laferrière?

Trente ans. Et près de trente publications plus tard… Pendant ces années où j’étudiais en littérature à l’UQAM, je suivais Dany à la trace, parcourant à ses côtés les sentiers de Petit-Goâve, redécouvrant avec lui la faune du carré Saint-Louis, transporté par L’Odeur du café, troublé par Le Goût des jeunes filles, qui me rappelait ces jeunes filles en fleurs de Proust. Mais je dois avouer qu’à la suite de mon retour à la campagne, au tournant de l’an 2000, l’appel de la terre a été plus fort que celui de la littérature. Et pendant ce temps, Dany Laferrière ne chômait pas. J’avais tout un rattrapage à faire si je voulais faire preuve ne serait-ce que d’une once d’intelligence. Alors j’ai lu. En rafale. Ce qui n’est sans doute pas la meilleure façon de lire. Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo. Pays sans chapeau. Vers le Sud. Je suis un écrivain japonais. L’énigme du retour. Tout bouge autour de moi. L’art presque perdu de ne rien faire. Journal d’un écrivain en pyjama…

L’exil, l’exotisme, le sexe

« À dix-neuf ans, je devenais journaliste en pleine dictature des Duvalier. Mon père, lui aussi journaliste, s’était fait expulser du pays par François Duvalier. Son fils Jean-Claude me poussera à l’exil. Père et fils, présidents. Père et fils, exilés. » (Pays sans chapeau)

Obligé de fuir sa terre natale, « perdu dans Montréal », sans métier, sous l’emprise d’une nouvelle contrainte, le froid, et ignorant des codes qui régissent cette société d’accueil où il a atterri, le jeune Dany Laferrière n’a qu’une conviction : c’est l’écriture qui le sauvera. Mais dans sa situation, il n’a pas le temps de tergiverser, il ne saurait être question de se grignoter peu à peu une petite part de marché, de gravir les échelons de l’establishment littéraire à la petite semaine. Non seulement doit-il donner un grand coup, mais il doit s’inscrire illico en plein cœur de la modernité, atteindre la cible dès la première flèche décochée. Dany a faim, comme tous les immigrants. Et il est déjà un fin stratège, tout comme il deviendra un travailleur acharné. À le lire, à ses débuts, on croirait qu’il n’est question que de farniente, de baise et de bains chauds, tout comme certains pensent encore que Plume Latraverse a été sur le party toute sa vie. Détrompez-vous. C’est le labeur quotidien qui est garant de tout. Mais Laferrière a aussi d’autres armes dans sa besace : un bagage littéraire déjà impressionnant, une détermination sans faille, et l’empreinte indélébile de cette île qu’il a dû quitter, laquelle, pour contraster avec la pauvreté endémique de sa population, recèle d’inouïs trésors d’évocation par le biais de ses odeurs, de sa mystique, de ses peintres, de sa vie même, aussi grouillante qu’elle est meurtrie.

Sex, drugs and rock’n’roll. La drogue de Dany, c’est la littérature. Mais il veut écrire rock’n’roll et il sait que le désir et le sexe demeurent des ingrédients qui viendront toujours titiller les glandes du lecteur. Henry Miller sera d’ailleurs son premier maître. Au diapason de cette Amérique vibrante dont le sang coule dans ses veines, il choisit la machine à écrire, pour sortir du folklore de l’écriture manuelle, pour le son, le rythme, le contact physique, charnel, mécanique, tout comme Kerouac et une multitude d’autres. Et il trouve un titre assassin, un titre killer : Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. À partir de là, la question est posée, sera-t-il l’écrivain d’un seul titre?

Le carré Saint-Louis : une métaphore du Québec

À quelques encablures du boulevard Saint-Laurent, qui trace la frontière entre les univers francophone et anglophone, relié à cette artère vitale par la rue Prince-Arthur, ainsi baptisée en l’honneur du troisième fils de la reine Victoria, le carré Saint-Louis s’érige au XIXe siècle comme l’un des premiers bastions de la bourgeoisie canadienne-française. Connu invariablement sous la double appellation de carré ou desquare, ce parc urbain arbore ainsi les stigmates de notre aliénation et d’une double ascendance non choisie et non désirée. Certaines des figures de proue de notre littérature y ont trouvé refuge, soit dans la pierre, soit dans ses pierres. On y découvre un monument consacré à Octave Crémazie (mort en exil au Havre, sous un faux nom, pour des questions de dettes). Poète nationaliste et libraire à Québec, Crémazie aura été de la fournée des François-Xavier Garneau, Louis Fréchette et autres Henri-Raymond Casgrain, cette première cohorte d’intellectuels réagissant par l’écrit à ce qualificatif d’un « peuple sans histoire et sans culture » lancé par Lord Durham en 1839. Mort en exil à l’asile psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, Émile Nelligan y trône lui aussi bien sûr sur son socle de pierre, longtemps après que sa névrose a arpenté les allées de ce parc emblématique. Autre incontournable d’une modernité qui s’impose avec lui à l’emporte-pièce, Claude Gauvreau y a longtemps navigué sa lourde silhouette, des phylactères de néologismes insolites flottant au-dessus de sa tête. Puis il y a eu Miron, Michel Tremblay. Et ce quatuor de créateurs au destin tragique : Pauline Julien, Gérald Godin, Claude Jutra, Gilles Carle.

Mais le carré Saint-Louis et ses abords, c’est aussi toute une faune typique et bigarrée, un microcosme à l’image d’un Québec poqué où pullulent itinérants, drogués, petites frappes et prostituées. Les hippies en avaient fait leur lieu de rassemblement dans les années 1970, frayant avec les ivrognes de la taverne Cherrier, terminant leurs downs d’acide au resto la Fontaine de Johannie, aux côtés de mafiosi en train de préparer leur prochain coup. (Curieux clin d’œil pour les initiés, on trouve même au carré Saint-Louis une sculpture d’Armand Vaillancourt baptisée La Sainte Trinité…)

C’est dans ce décor que Dany Laferrière ancrera la trame de son premier roman, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Et c’est dans ce même environnement, si lourd de symboles, sur les abords de ce même parc, quelque trente ans plus tard, qu’il cherchera à transmettre à un jeune immigrant fictif les clés et les codes qui lui permettront de déchiffrer cette société où il cherche à refaire sa vie, en lui montrant la voie et en lui faisant part de Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo.

Mongo, ou Comment dire son amour à un peuple sans trop le flatter

Mettant les pieds au Québec, Dany Laferrière aurait pu instinctivement penser chercher refuge au sein de la communauté haïtienne qui y était déjà implantée depuis longtemps. Protégé par cette estacade qui l’aurait mis à l’abri d’une immersion douloureuse et trop rapide, le néophyte se serait lentement familiarisé avec son nouvel environnement, au risque cependant de ne jamais toucher qu’à la surface de cette eau trouble où naviguait désormais son radeau de la Méduse. De cela, le jeune homme n’a pas voulu. Inconditionnel de la baignoire, il a décidé de plonger tête première dans cette culture inconnue où l’a conduit son exil forcé, tout comme il s’est totalement investi dans l’écriture, seule bouée de sauvetage qui lui paraisse secourable. Tout cela, pour son plus grand bien, pourrait-on dire aujourd’hui, après le Médicis de L’énigme du retour et l’intronisation à l’Académie. Et pour le nôtre aussi, bien sûr, à titre de compatriote et de lecteur.

Mais le Laferrière d’aujourd’hui n’est plus celui de ses débuts. Qualifiés de chroniques, des titres tels ce Mongo s’apparentent davantage à l’essai, comme s’il lui fallait maintenant aller droit au but, comme si l’intrigue était devenue, pour la fiction, ce que la rime a déjà été pour la poésie : un artifice. Mais peu importe le vin. Tout comme ce Diderot des Lumières qu’il affectionne particulièrement, Dany Laferrière a jeté et jette toujours sur le monde – et, dans son cas, sur le Québec – un indispensable et nécessaire éclairage, sensible et pénétrant. Il a apporté un immense supplément d’âme à notre culture, en même temps qu’il porte un majestueux coup de pied aux conventions, au colonialisme et à la dictature, vengeant ainsi amoureusement avec sa plume et ses palmes la mémoire de son pauvre père. Et l’on dit qu’une nouvelle ombre plane désormais au-dessus du carré Saint-Louis. Elle aurait nom Erzulie Freda ou Erzulie Dantor, suivant les jours.

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