
Ça ne fait aucun doute maintenant, le gouvernement libéral s’est engagé sans ménagement dans un chantier de redéfinition du rôle de l’État, cherchant résolument à en réduire la taille et le rôle de façon permanente. Prétextant une crise des finances publiques, le gouvernement impose, de coup de force en coup de force, une série de mesures d’austérité au mépris de la démocratie : une stratégie par laquelle il compte actualiser une transformation radicale de la société.
En s’attaquant au modèle québécois, le gouvernement limite les dépenses de l’État, s’en prend du même coup aux services publics et à ses employés, impose une profonde remise en question de la manière dont les services publics sont financés et dispensés, et favorise la privatisation des services publics.
Ce contexte, qui menace l’existence et la qualité des emplois dans le secteur public, s’inscrit dans une tendance amorcée avec la montée du néolibéralisme à la fin des Trente glorieuses et qui s’est accélérée ici avec l’arrivée du gouvernement Charest en 2003. C’est dans cette conjoncture que le secteur public québécois négocie le renouvellement des conventions collectives.
D’aucuns pourraient plaider que le syndicalisme québécois, n’ayant pas été en mesure de faire progresser significativement les salaires au cours des dernières années, notamment dans le secteur public, et n’ayant pu défendre efficacement l’État providence, n’est plus en mesure de remporter les batailles décisives qui permettraient de marquer une opposition forte au démantèlement de l’État. Détourné de sa finalité par une bureaucratie tentaculaire, déconnecté de sa base, paralysé par son rapport ambigu avec l’État et dépourvu d’une réelle combativité, le mouvement syndical serait au mieux destiné à se folkloriser et au pire à s’étioler, victime des impasses devant lesquelles il se complaît.
Bien que le mouvement syndical québécois doive faire face à d’importants défis, cette vision ne saurait permettre de prendre la juste mesure de l’état des forces sur le terrain. En effet, il serait sévère de ne pas reconnaître au mouvement syndical québécois la part qui lui revient dans le fait que la phase d’attaques tous azimuts entreprise en 2003 a été, en bonne partie, contrée. Si le gouvernement Charest a réussi à marquer quelques points, la vaste réingénierie de l’État qui avait été annoncée n’a pu être mise en œuvre de manière significative. L’opposition au gouvernement Charest, largement le fait du mouvement syndical, qui a culminé avec la démission du chef après la vaste mobilisation des étudiants en 2012, a été, à ce titre, un succès.
Ayant sans doute tiré des leçons de cette période, le gouvernement Couillard procède cette fois-ci à très grande vitesse en y allant d’une succession ininterrompue d’attaques brutales contre les acteurs de l’économie publique, remettant même en question des droits fondamentaux. On voit mal, dans ce contexte, comment l’actuelle négociation dans le secteur public pourrait se conclure à la faveur des travailleuses et des travailleurs du réseau et on peut légitimement se demander si le mouvement syndical frappera, cette fois-ci, le mur dans lequel plusieurs le voient se fracasser en même temps que l’État providence. Pourtant, l’examen de l’évolution récente du mouvement syndical commande un certain optimisme.
D’abord, parce que parmi les personnes qui composent le mouvement syndical, on convient de plus en plus que chaque attaque orchestrée par le gouvernement participe d’un même projet, dont on comprend de mieux en mieux les causes, les ressorts et les conséquences. On maîtrise plus largement les codes autour desquels s’est construit le discours politique qui cherche à légitimer, aux yeux de la population, un tel projet. Cette lecture a permis de construire un contre-discours efficace, englobant, qui discerne les interrelations entre chacune des manifestations du démantèlement. Il est ainsi possible de comprendre la réelle nature de la crise à laquelle il faut collectivement faire face. En somme, les membres et la population se laissent de moins en moins berner par le discours officiel, savamment construit depuis nombre d’années.
Par exemple, on associe de plus en plus chaque mesure imposée par le gouvernement à l’accroissement des inégalités, ce qui favorise l’émergence d’une conscience de classe parmi ce qu’on décrit comme le « 99 % ». De plus en plus, on identifie les dysfonctions de notre système démocratique qui permettent à quelques personnes d’usurper le pouvoir pour imposer leurs vues aux autres. Les causes systémiques d’une crise, de plus en plus reconnue comme globale et comprenant une dimension économique, démocratique et environnementale, sont intégrées dans un discours commun. Par conséquent, les alliances sur le terrain se nouent plus facilement, en faisant l’économie de ce qui est accessoire, ce qui permet à tous de se concentrer sur l’essentiel, et ce, tant en termes d’analyse, de descriptions et de compréhension des enjeux, qu’en termes de définition de revendications à porter. Les luttes, autrefois sectorielles, peuvent ainsi plus facilement faire l’objet d’alliances.
Unies dans une même lutte, plusieurs organisations issues de divers secteurs convergent vers la perspective de ce qui pourrait être un automne chaud ou de ce qui en découlera. En continuité avec les mouvements de solidarité qui ont émergé ces dernières années, qu’on pense au printemps étudiant de 2012 ou au mouvement Occupy, cette convergence s’effectue autour d’éléments consensuels de plus en plus largement partagés, comme la lutte contre les inégalités et la fiscalité : des revendications à portée sociale qui peuvent être reprises par un large éventail d’organisations syndicales et sociales. La mobilisation converge vers ce qui devrait ultimement mener à une remise en question fondamentale du fonctionnement de nos institutions démocratiques, passage obligé vers une résolution durable de cette crise globale.
C’est ce qui explique que, sur le terrain, la mobilisation est plus forte que ce qu’on a vu depuis des années. Les membres adhèrent, plus nombreux, aux revendications portées par leur organisation. Ces derniers mois, les initiatives provenant de syndicats locaux se sont multipliées, alliant des actions régionales à quelques démonstrations de force au niveau national (que l’on pense à la manifestation du 29 novembre 2014 contre l’austérité ou à la manifestation du Front commun du 3 octobre dernier). Plusieurs membres n’hésitent pas à s’impliquer dans des moyens d’action plus lourds, par exemple lors d’actions de perturbations socio-économiques. On le constate chaque jour, la base militante est plus large et plus active que lors des dernières années.
C’est ce qui explique que les mandats de grève sont obtenus sans difficulté, avec d’écrasantes majorités lors d’assemblées fort fréquentées. C’est ce qui explique que certaines organisations envisagent avec sérieux l’exercice d’une grève sociale. C’est ce qui explique aussi que les alliances, les plus larges et les plus fortes qu’on ait pu voir depuis des années, prennent actuellement forme.
Bien entendu, beaucoup reste à faire pour mobiliser davantage de travailleuses et de travailleurs. Il faudra voir si les alliances résisteront à l’actuelle négociation, des tensions existant entre les syndicats et les groupes sociaux. Dans le secteur de la santé et des services sociaux, le maraudage provoqué par le projet de loi 10 constitue à ce chapitre tout un défi.
Remporter une bataille décisive contre le néolibéralisme serait bien entendu de nature à galvaniser les troupes sur le terrain. Cette perspective, difficile à imaginer il y a encore quelques mois, semble aujourd’hui pouvoir se concrétiser, que la bataille prenne de l’essor cet automne ou après. Clairement, on sent le vent tourner. Ne reste plus qu’à transformer ce système politique en profondeur afin de l’amener plus près des préoccupations des travailleuses et des travailleurs en se basant sur ces victoires politiques passées, présentes et à venir.
Philippe Crevier, Hubert Forcier, Samuel Trépanier