Champ libre

De bonnes et de mauvaises gens

Par Philippe Marcotte le 2015/11
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De bonnes et de mauvaises gens

Par Philippe Marcotte le 2015/11

Les mauvaises gens d’Étienne Davodeau est une bande dessinée unique. Parue chez Delcourt en 2005, elle a été immédiatement remarquée, notamment à cause de son genre et de son sujet : l’album, sous forme de documentaire, raconte les luttes ouvrières d’un petit village français de l’après-guerre. L’auteur y fait le portrait d’une communauté où on entre à peine adolescent à l’usine, pour y passer sa vie, debout, dans les vapeurs toxiques. Cette communauté, on s’en doute, se soulèvera.

Cette lutte, qui s’étalera sur des décennies, les ouvriers ne la feront pas seuls. On découvre en effet dans l’album le rôle fondamental qu’a joué l’Église catholique dans les luttes syndicales. On y voit même des communistes marcher main dans la main avec les curés. On y découvre aussi des luttes à plus petite échelle : entre ouvriers, entre curés, entre voisins. Le portrait que dresse Davodeau est ainsi à la fois subtil et complexe : les affrontements sociaux sont aussi, peut-être d’abord, des conflits entre individus ordinaires, ni bons ni mauvais en eux-mêmes. Le lecteur québécois trouvera par ailleurs dans l’album, avec un certain amusement, des parallèles nombreux avec le Québec de la Révolution tranquille. Une révolution qui n’a pas eu lieu qu’ici, constate-t-on.

Plusieurs albums parus dernièrement prennent aussi comme arrière-plan les luttes sociales, syndicales et ouvrières des années 1960 ou 1970 : au Québec, le magnifique Paul au Parc de Rabagliati (La Pastèque), en Suède, Hiver rouge d’Anneli Furmark (Ça et là), en France, La révolution Pilote d’Aeschimann et Nicoby (Dargaud). On pourrait aussi ajouter, plus humoristique et moins documentaire, l’unanimement acclamé Les vieux fourneaux de Lupano et Cauuet (Dargaud).

Ces différents albums ont en commun de revisiter l’histoire des luttes pour le progrès social et d’en faire ressortir les moments troubles. La violence du FLQ comme celle de Trudeau et de l’armée dans Paul au parc. La violence des auteurs de la revue Pilote qui, dans la foulée de mai 68, ont traité leur directeur, René Goscinny, pourtant pas le dernier des salauds, comme un esclavagiste sanguinaire, simplement parce qu’il était « le patron », parce qu’il symbolisait « le pouvoir ». La violence, également, d’un intégrisme syndical, qui pousse des militants à vouloir s’entretuer, entre frères, pour la cause, dans Hiver rouge. Comme si le recul et, peut-être, le constat que les résultats n’ont pas été ceux souhaités avaient fait ressortir certaines « taches » de l’histoire.

Aucune morale, cependant, n’est prêchée dans ces albums. On n’y retrouve pas tant une remise en cause des luttes passées qu’une vision nuancée de leur histoire, qui en fait ressortir les contretemps : à un rythme ou à un autre, et d’une façon ou d’une autre, les révoltes se font. Les revisiter, c’est voir comment elles font partie de l’histoire, avec leurs contradictions mais, aussi, avec leur dynamisme.

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