
Les agriculteurs ont toujours eu un statut social particulier au Québec. Non seulement ils nous nourrissent, mais ils ont longtemps été considérés comme les gardiens de la « race » et les « prêtres » de la nature. Pendant plus de deux siècles, nous avons été essentiellement un peuple de paysans. L’Union catholique des cultivateurs, l’ancêtre de l’Union des producteurs agricoles (UPA), est d’ailleurs née en 1924 pour contrer l’implantation des Fermiers progressistes de l’Ouest et protéger l’agriculture paysanne ainsi que la colonisation.
Un syndicat puissant
Presque cent ans plus tard, peu de gens sont conscients de la puissance de l’UPA au Québec.
Depuis la loi de 1972, l’UPA est le seul représentant accrédité de tous les producteurs agricoles, soit ceux « dont la production agricole destinée à la mise en marché est d’une valeur annuelle supérieure à 5 000 $ ». Il en reste aujourd’hui environ 30 000, répartis sur environ 25 000 fermes, et on estime que le taux d’autosuffisance alimentaire du Québec dépasse à peine 30 %. De plus, même s’ils ne sont pas obligés d’être membres de l’UPA, tous les producteurs agricoles, en vertu d’un référendum tenu après l’adoption de la loi de 1972, sont tenus légalement de s’acquitter d’une cotisation individuelle de 325 $ par année (corporative 650 $) et passibles de poursuites s’ils y font défaut.
L’UPA fédère deux grands réseaux de syndicats : le réseau territorial, qui regroupe les producteurs de chaque territoire de MRC, et le réseau spécialisé, formé des fédérations spécialisées dans chacune des grandes productions. Cette structure lui permet d’être présente non seulement sur tous les dossiers agricoles, mais d’exercer des pressions sur toutes les instances sociales et politiques partout sur le territoire.
Les fédérations spécialisées gèrent, sous l’égide de la Régie des marchés agricoles, les offices de producteurs ainsi que leurs plans conjoints et leurs conventions de mise en marché collective. Ces conventions contrôlent, moyennant un prélevé, la mise en marché de près de 5 milliards de produits agricoles chaque année. C’est de toute évidence le plus puissant levier dont dispose l’UPA.
De plus, à titre d’association représentative, l’UPA siège ou intervient de droit ou de fait, directement ou indirectement, dans un grand nombre d’organismes publics : la Financière agricole, la Régie des marchés agricoles, la Commission de protection du territoire agricole, les comités consultatifs agricoles (CCA), les organismes de recherche et de développement en agroalimentaire, les négociations de libre-échange, les institutions d’enseignement agricoles, Solidarité rurale, etc. Elle a ses entrées directes auprès du premier ministre du Québec, du ministère de l’Agriculture, du ministère de l’Environnement, etc. L’agriculture et l’agroalimentaire comptent pour 7 % du PIB du Québec.
Enfin, l’UPA publie depuis 1929 un journal hebdomadaire, La Terre de chez nous, comprenant de nombreux suppléments spécialisés.
Il ne fait aucun doute que ce puissant monopole corporatif qu’est devenue l’UPA a rendu et rend encore des services inestimables aux agriculteurs et à l’agriculture du Québec et a servi de rempart fortifié contre les pressions de l’extérieur. Mais comme toute institution qui devient trop puissante, l’UPA est aussi devenue à plusieurs égards, comme l’a montré le rapport Pronovost, un frein à la diversification de notre agriculture et à son adaptation aux nouvelles réalités.
Un drôle de syndicat
L’UPA n’est pas un syndicat comme les autres, c’est-à-dire comme les syndicats ouvriers qui regroupent, eux, des travailleurs salariés et qui négocient des conventions collectives. Dans les syndicats ouvriers, régis par le Code du travail, les travailleurs d’une unité de travail donnée choisissent d’adhérer ou non à un syndicat et à une centrale syndicale et, une fois accrédité, le syndicat, en vertu de la formule Rand, obtient la retenue à la source de la cotisation syndicale de tous les travailleurs de l’unité. À l’expiration de la convention collective, les travailleurs peuvent décider de changer de syndicat ou de ne plus en avoir.
L’UPA, quant à elle, regroupe en une seule unité syndicale, sous l’égide de la Loi des syndicats professionnels, des producteurs agricoles qui sont en fait des entrepreneurs et des travailleurs autonomes, tous différents les uns des autres, et ne sont pas liés par une convention collective de travail qui assurerait à tous des avantages égaux.
De plus, en raison de la Loi sur les producteurs agricoles adoptée en 1972, il ne peut exister qu’une seule union accréditée dans le domaine agricole, celle qui regroupe plus de la moitié des producteurs. L’UPA, répondant à ce critère, a donc été décrétée l’unique union représentative accréditée. Les agriculteurs ne sont cependant pas obligés d’adhérer à l’UPA, ce qui permet de préserver légalement le principe de la liberté d’association. Ils peuvent adhérer à d’autres syndicats, par exemple, l’Union paysanne. Mais la grande majorité des agriculteurs reconduit chaque année, sans trop s’en rendre compte, son adhésion à l’UPA, en payant sa cotisation, ce qui permet à celle-ci de conserver sans problèmes son statut de seule association représentative accréditée.
Cependant — et c’est ce qui compte — même s’ils ne sont pas membres de l’UPA, tous les producteurs agricoles, aux termes de la loi, sont tenus légalement de payer la cotisation syndicale exigée par l’UPA, en vertu d’un référendum unique, tenu après l’adoption de la Loi de 1972, qui a imposé à l’ensemble des agriculteurs la formule Rand appliquée dans le monde ouvrier pour une unité syndicale accréditée. À noter que la majorité — prévisible — de 74 % obtenue lors de ce référendum ne couvrait en fait que 49 % des agriculteurs enregistrés sur la liste et 33 % des agriculteurs au total. Or, aucun mécanisme n’est prévu dans la loi pour réévaluer cette décision. La cotisation obligatoire a entraîné, au cours des années, des milliers de poursuites de l’UPA contre les agriculteurs récalcitrants. Le paiement effectif de la cotisation est aussi devenu une condition pour l’accès à divers programme du gouvernement, notamment le programme très important de remboursement des taxes foncières, décrété par Jacques Parizeau à la veille du référendum de 1995.
L’ensemble de ce système constitue ce qu’on appelle communément le monopole syndical de l’UPA. On a beau répéter que le débat sur ce monopole n’est pas une priorité, il est clair qu’il favorise une mainmise totale de l’UPA sur l’ensemble du secteur agroalimentaire, les institutions agricoles, les politiques agricoles et agroenvironnementales, voire sur le monde rural dans son ensemble. Au dire de plusieurs, du gouvernement notamment, l’UPA est le lobby le plus puissant au Québec. Ce monopole a favorisé un système agricole fermé, défensif, unidimensionnel, qui s’ouvre difficilement à la diversification de nos modèles agricoles et à l’innovation, surtout depuis que l’UPA, poussée dans cette voie par les premières ententes de libre-échange en 1992, a clairement opté pour le modèle agro-industriel axé sur la production de masse et « la conquête des marchés ». Le développement compulsif des élevages intensifs hors-sol sous contrat d’intégration, qui étouffe progressivement nos fermes de proximité, en est la meilleure illustration.
En conclusion, seule une modification à la Loi sur les producteurs agricoles peut changer cet état de fait, comme l’a fort justement recommandé la commission Pronovost. Toutes les tentatives de contestation juridique ont échoué. Et un référendum auprès des agriculteurs, en plus d’être pipé d’avance, ne serait pas le moyen adéquat pour régler l’injustice et les entraves qui résultent de ce monopole. C’est aux élus qu’il appartient de rétablir l’équité de représentation pour toutes les catégories d’agriculteurs en réintroduisant le pluralisme syndical. C’est une question de principe, de démocratie et d’efficacité.