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Une société sur les chapeaux de roue

Par Frederic Legault le 2015/09
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Une société sur les chapeaux de roue

Par Frederic Legault le 2015/09

Juste à ce moment, je ne sais pourquoi, Alice et la Reine Rouge se mirent à courir. « Mais, Reine Rouge, c’est étrange, nous courons vite et le paysage autour de nous ne change pas? » Et la reine répondit : « Dans mon pays, il faut courir pour rester au même endroit ».

 – Lewis Carroll

Qui n’a jamais éprouvé ce sentiment qu’un arrêt ou qu’un simple ralentissement de ses activités mènerait à l’écroulement de son monde (« je suis en retard », « comment vais-je faire pour tout accomplir? », « je n’aurai pas assez de temps pour y arriver »)? Comme en témoigne le passage d’un roman de Lewis Carroll, le degré d’impétuosité qu’a atteint notre société nous invite à repenser notre modèle temporel actuel.

Ce qu’on désigne par « accélération sociale » correspond entre autres à une augmentation du nombre d’activités effectuées dans une journée. Afin de « gagner du temps », nombre de stratégies émergent, comme l’exécution plus rapide des tâches (marcher, manger, parler plus vite), le « multitasking » (faire ses devoirs, texter, jouer à un mini-jeu, siffler un jingle publicitaire, « en même temps »), et l’obsession de réduire les « temps morts » entre chaque activité. Par ces tactiques, l’individu en vient à comprimer son présent jusqu’à le modeler sur un monde taraudé par l’éphémère, la discontinuité et l’immédiateté.

En observant plus attentivement, on peut effectivement se rendre compte que le rythme, la vitesse, la durée et la séquence des activités échappent la plupart du temps à la maîtrise individuelle. En effet, les « structures temporelles », comme les nomme Hartmut Rosa – auteur de Accélération : une critique sociale du temps –, sont prédéterminées par des modèles collectifs qui nous précèdent et qui vont fort probablement nous survivre. Affectant jusqu’à la mémoire et l’inconscient, ces structures se convertissent en un interdit moral de gaspiller son temps et en un impératif d’efficience temporelle. Mais ces structures ne font pas qu’échapper à la volonté individuelle par leur forme, elles tendent à raccourcir la perception du temps par leur contenu. Par exemple, un morceau de jazz qui apparaissait frénétique aux oreilles d’un musicien des années 1950 est considéré comme une pièce reposante par le mélomane contemporain.

En abrégeant les perceptions temporelles, l’accélération sociale installe des conditions d’instabilité structurelles où les individus en viennent ultimement à faire ce qu’ils ne valorisent pas. Dans ce contexte, les activités dont les satisfactions se ressentent davantage sur le long terme et qui exigent un investissement considérable de temps et d’énergie risquent d’être délaissées au profit de tâches qui procurent une gratification immédiate en échange d’un effort minimal. Bien que certaines personnes valorisent davantage l’écriture d’un manuscrit ou l’apprentissage d’une langue, ces mêmes personnes privilégieront les séries télévisées ou les réseaux sociaux lors de leurs temps libres. Sous les pressions temporelles, une déconnexion s’opère entre les actions quotidiennes et l’idéal de vie d’un individu, le dépossédant de son temps et, ultimement, de lui-même. L’accélération ne transforme pas seulement ce que les individus font, mais aussi ce qu’ils sont.

En trame de fond, la force centrifuge du système économique fait aussi son œuvre en expulsant hors de la spirale de l’accélération les organes vitaux de la société. Les ravages attribuables à la société de l’accélération sont, en rafale, la crise écologique, engendrée par la transgression des rythmes de renouvellement que nécessitent les ressources naturelles; la crise du politique, issue de l’incompatibilité de la vélocité du marché et du temps que nécessiteraient les délibérations d’une société fondamentalement démocratique; et « l’épidémie » de diagnostics de dépressions majeures, où la cadence exigée par les entreprises envers les travailleurs est reconnue comme facteur direct. Alors que le déchaînement de l’histoire événementielle est sur le point de transformer le mythe de Cronos en prophétie, les économistes orthodoxes, les actionnaires « risquophiles » et les politiciens « austéritaires » continuent de prêcher sans pudeur pour une économie frénétique.

Mais derrière cette accélération des transformations matérielles, sociales et culturelles se cache un immobilisme structurel profond. En minant tendanciellement la capacité de mettre en relation les actions immédiates avec un idéal de vie historiquement situé, la société de l’accélération ne peut qu’aboutir à l’éternel recommencement du présent et à la pétrification de l’Histoire.

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