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20 ans de féminisme « solidaire »

Par Marjolaine Péloquin le 2015/09
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20 ans de féminisme « solidaire »

Par Marjolaine Péloquin le 2015/09

1995-2015. De la phase  « après-Polytechnique » aux quatre marches féministes de ces 20 dernières années – dont la marche historique Du pain et des roses de 1995 – on retient une chose des femmes et des féministes québécoises : elles se tiennent « deboutte »! Bref coup d’œil au rétroviseur.

Il est d’abord frappant de voir comment, dans les années 1990, l’approche égalitariste a fait une percée importante chez les militantes des groupes autonomes de femmes. Une réelle réciprocité d’échange idéologique s’est installée entre les deux grandes familles féministes, réformiste et radicale, et a donné naissance au féminisme dit « solidaire », comme le qualifie Francine Descarries dans son article « Féministes, gare à la dépolitisation! » paru dans Relations en 2013.

Durant cette période, les groupes autonomes de femmes, surgis des années 1970, augmentent encore en nombre dans toutes les régions du Québec. Ils se lient aux groupes réformistes traditionnels et, ensemble, ils créent un significatif rapport de force avec le gouvernement et un certain pouvoir d’influence. Le gouvernement doit dorénavant composer avec cette force collective qui exige, entre autres, le droit à l’équité salariale.

On note aussi, dans le mouvement québécois des femmes, que les années 1990 marquent la consécration du passage du modèle de « l’éducation populaire » (issu du féminisme de gauche des années 1970) à une professionnalisation. L’engagement féministe est devenu un métier où on gagne sa vie. Il n’est pas rare que les travailleuses des groupes de femmes soient des diplômées universitaires. Cette transformation des groupes autonomes de femmes donne à réfléchir. Peut-on aller jusqu’à dire qu’ils ont évolué vers une certaine « fonctionnarisation » et même vers une certaine « élitisation » des pratiques? C’est à voir. Par ailleurs, le fait de dépendre de subventions de l’État pour leur survie, est-ce que cela n’accule pas parfois les groupes féministes à une sorte de musellement en douce? Il m’est arrivé de me demander dans quelle mesure les groupes « autonomes » de femmes sont passés de la contestation de l’ordre établi à une dynamique de prestation et de gestion de services, devenant une sorte de fonction publique parallèle et surtout à rabais1.

L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement conservateur à Ottawa et d’un gouvernement libéral à Québec a énormément changé la donne pour le mouvement des femmes : avec les années 2000, l’influence de plus en plus affirmée de la droite conservatrice et de la mouvance « masculiniste » – phénomènes issus des années 1980 en Occident – entraîne les conséquences négatives que l’on sait.

Malgré tout, le mouvement féministe accuse bien le choc : les années 2000 se démarquent au Québec et dans notre région par les trois Marches mondiales des femmes (2000, 2005, 2010) dont la dernière a convergé à Rimouski et par les États généraux du féminisme (2013), événements phares qui ont suscité une énorme participation.

En 2000, une importante restructuration permet désormais aux régions Bas-Saint-Laurent et Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine de fonctionner de manière indépendante : c’est le début de la Table de concertation des groupes de femmes du Bas-Saint-Laurent qui rassemble une vingtaine d’organismes. Selon Suzelle Lambert, agente de développement à la Table, les préoccupations régionales durant les années 2000 sont : le peu de représentation des femmes dans les instances municipales et régionales; le peu de femmes dans les métiers non traditionnels; la surmédicalisation de la santé des femmes et leur « surmédication »; l’hypersexualisation de la société.

L’enjeu qui a le plus monopolisé les actions du mouvement féministe régional durant les années 2000 est celui du pouvoir politique et de la représentation des femmes dans les instances municipales et régionales. Une somme fabuleuse d’énergie a été consacrée à cette démarche.

Même si je suis convaincue de la nécessité pour les femmes de se retrouver aux différents paliers du pouvoir politique – encore largement dominé par les hommes – afin que soient représentés leurs intérêts, il reste que l’analyse critique doit accompagner une entreprise aussi énergivore, d’autant plus que les lieux du pouvoir politique sont actuellement en déficit démocratique parce que la population remet profondément en question les vieilles façons de faire politiciennes. Dans ce contexte, on souhaite que le travail légitime pour la représentation quantitative des femmes à ces instances de pouvoir soit balisé par une profonde réflexion sur le sens d’une telle démarche et sur la situation démocratique actuelle. De même que par une autre préoccupation tout aussi fondamentale : comment transformer des rapports et des structures de pouvoir où les femmes sont encore largement discriminées? Car à quoi sert d’investir ces lieux du pouvoir politique si c’est pour les cautionner, les renforcer et les aider à se perpétuer dans leur orientation patriarcale, néolibérale, voire antidémocratique? La Table se préoccupe de ces questions, mais on peut s’inquiéter du peu de ressources et de temps dont elle dispose, noyée qu’elle est par l’immensité du travail à accomplir en ce domaine et dans tant d’autres.

Les enjeux concernant la santé et le travail sont tout aussi majeurs pour les femmes d’ici. Si l’enjeu de la santé – lié notamment aux questions de violence et d’hypersexualisation – a monopolisé beaucoup d’énergie depuis 20 ans dans le mouvement des femmes de notre région, celui du travail est resté presque orphelin. Or, les femmes du Bas-Saint-Laurent sont parmi les plus pauvres du Québec et l’on connaît les liens directs entre la santé et l’emploi. C’est une bien bonne nouvelle que la Table s’occupe actuellement de l’accès des femmes aux métiers non traditionnels. Mais on ne peut que regretter l’absence d’un groupe féministe attelé spécifiquement à cette tâche, comme le fut Ficelles pour l’accès des femmes au travail de 1985 à 2002. Car il faut aussi faire le constat qu’à travers les mutations, les résistances aux assauts de la droite et les défis de la continuité, certains groupes autonomes de femmes sont tombés au combat.

Le mouvement québécois des femmes a encore bien du chemin à parcourir, mais sa marche en avant est inéluctable. Et une nouvelle génération de jeunes féministes s’est levée.

1. Ce passage fait écho à la réflexion d’Henri Lamoureux dans L’action communautaire : des pratiques en quête de sens, VLB, 2007.

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