Champ libre

Charles Gagnon à la croisée des siècles

Par Jean Bernatchez le 2015/06
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Charles Gagnon à la croisée des siècles

Par Jean Bernatchez le 2015/06

Charles Gagnon (1939-2005) est associé au Front de libération du Québec (FLQ) et au mouvement marxiste-léniniste En lutte!. Figure de proue de l’activisme politique des années 1960 et 1970, il lègue une œuvre principalement constituée de textes réunis par lui et publiés chez Lux Éditeur à compter de 20061. Les Éditions Écosociété proposent, cette année, un complément à cette œuvre avec la publication du pamphlet À la croisée des siècles écrit en 1997 et 1998.

« Je suis né au Bic… »

Cadet d’une famille de 14 enfants et fils d’un cultivateur pauvre mais fier, Charles est un brillant élève de l’école du 3e rang du Bic. Sa famille déménage dans le quartier Nazareth à Rimouski en 1952 et il fréquente le Séminaire où il termine le cours classique. Il est initié à l’Ordre de Jacques-Cartier, société secrète regroupant les élites francophones catholiques. Cependant, il décide qu’il ne sera pas « un petit bourgeois qui méprise ce qu’il a déjà été ». Il poursuit ses études en lettres à l’Université de Montréal et découvre l’engagement avec les Chantiers de Saint-Henri, une œuvre d’action sociale. En 1964, sa rencontre avec Pierre Vallières est déterminante pour son action politique. Ensemble, ils forment la cellule Vallières-Gagnon du FLQ, associée en 1966 à l’attentat qui a causé la mort du jeune felquiste Jean Corbo, événement relaté dans le récent film de Mathieu Denis. Au sortir de prison, Gagnon opère un virage vers le marxisme-léninisme avec l’organisation En Lutte! qu’il accompagne jusqu’en 1982, avec entre autres camarades Françoise David. Il vit ensuite de petits boulots intellectuels, « barré partout, tant sur le plan professionnel que militant, vu son image “d’emblème” des échecs d’une génération ». Il meurt d’un cancer généralisé en 2005, après s’être consacré à l’enseignement bénévole auprès de jeunes défavorisés.

Aggiornamento

L’expression aggiornamento désigne l’adaptation d’une doctrine au monde contemporain. On peut penser aux partis socialistes européens qui adhèrent au néolibéralisme dans les années 1990. Le Monde diplomatique établit un constat semblable pour le Québec de Lucien Bouchard : « Il s’agit […] d’un véritable aggiornamento du Parti québécois qui, à son tour, délaisse le projet social-démocrate pour adopter franchement la voie néolibérale2. » Charles Gagnon note également que pendant cette période, « l’ensemble des principales forces politiques et sociales du Québec décidait d’embrasser [ …] la doxa néolibérale ». Gagnon lui-même vit son aggiornamento personnel puisqu’il se dissocie de la violence felquiste et du dogmatisme marxiste-léniniste. À la croisée des siècles est un retour réflexif sur les modalités de son engagement, mais pas sur les finalités qui l’animent toujours.

Réflexions sur la gauche québécoise

Photo : History blogs

Gagnon croit que la gauche est alors absente de la « grande politique », monopolisée par la droite. Les progressistes se réfugient dans des revendications sectorielles, ce qui ne leur permet pas de susciter un appui populaire. L’époque est propice à l’expansion du capitalisme, portée par l’idéologie néolibérale. L’économisme ambiant devient pensée unique. La gauche n’est pas en mesure de présenter une vision cohérente du présent et de l’avenir : « le désir même de changer le monde s’estompe. Parce que l’on ne le comprend plus. » Les centrales syndicales jouent un rôle politique démesuré, qui devrait appartenir à un parti de gauche. Elles sont de connivence avec le Parti québécois à cause de la question nationale, ce qui contribue au statu quo. « Une force politique se construit dans l’action, jamais dans l’attente indéfinie d’une situation présentée […] comme la seule favorable à sa constitution », dit-il à propos de la souveraineté.

Vers un humanisme moderne

C’est le projet que propose Charles Gagnon, en filigrane de son pamphlet et au terme de sa vie. Ce ne sont plus Marx, Lénine ou Mao qui l’inspirent (bien qu’il ne renie pas son passé), mais un historien du « temps long », Fernand Braudel, pour qui l’humanisme moderne est une « façon d’espérer, de vouloir que les hommes soient fraternels les uns à l’égard des autres et que les civilisations, chacune pour son compte, et toutes ensemble, se sauvent et nous sauvent ». Bref, lance Charles Gagnon en conclusion d’À la croisée des siècles : que les portes du présent s’ouvrent sur l’avenir.

  1. Charles Gagnon, Écrits politiques I, II et III, Lux, 2006, 2008 et 2011, 213 p., 379 p. et 264 p.
  2. Ignacio Ramonet, « Québec et mondialisation », Le Monde diplomatique, avril 1996.

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