Allo! Je pourrais savoir qui est à l’écoute? J’entends de la friture. Allo! Voulez-vous raccrocher s’il vous plaît? Il y a quelqu’un sur la ligne!
Il me semble que ça fait cent ans, mais ce n’était qu’hier. Lorsque ma blonde et moi avons décidé de faire le grand saut et de nous réinstaller dans le Bas-du-Fleuve, à la toute fin du XXe siècle (1999…), Bell Canada, qui avait le monopole de la téléphonie en région à l’époque, ne pouvait nous offrir qu’une seule possibilité : une ligne à partager avec deux autres utilisateurs, comme dans le bon vieux temps! Mais à l’ère du modem et de l’avant-coupoles, des satellites, des micro-ondes et autres bidules du genre, et dans une zone où le câble ne se rendait pas, cette réalité s’imposait comme une gifle en plein visage de la modernité : outre la promiscuité avec de parfaits étrangers, impossible d’avoir un répondeur, et surtout, aucun accès à Internet! La chose s’est heureusement réglée assez rapidement, et lorsque les courriels et le Web nous sont devenus accessibles, et malgré une bande passante vraiment pas pressée, vous pouvez imaginer que nous exultions dans la cabane!
Plus de quinze ans se sont écoulés depuis ce temps. Et me voici à nouveau devant vous, chers lecteurs, chères lectrices, signant ma quatre-vingt-onzième chronique au mitan de cette année charnière où l’on fêtera les vingt ans de notre Mouton! Il faut signaler cette longévité exemplaire et prendre la bonne mesure de la singularité de cet anniversaire, quand on connaît le nombre de parutions éphémères qui ont vu le jour et périclité au Québec, quand on sait que La Lanterne de ce merveilleux Arthur Buies n’aura survécu que quelques mois, un chemin notamment suivi par Olivar Asselin dont les trois journaux, Le Nationaliste, L’Ordre et La Renaissance connaîtront une espérance de vie bien précaire. Je cite ces deux-là pour les liens qu’ils ont entretenus avec Rimouski, Buies y ayant séjourné à de multiples reprises et Asselin ayant étudié au Séminaire de 1886 à 1892. Ce même Olivar Asselin y allait de cette boutade quelques années plus tard, affirmant que « la colonie de Rimouski est en train de s’annexer la Métropole », à une époque où lui-même collaborait au Devoir et au Nationaliste, où Thomas Côté et Arthur Côté sévissaient à La Presse, et où une certaine Madeleine Huguenin (née Gleason) signait une chronique dans le quotidien La Patrie avant de fonder La revue moderne. Notre Mouton a de qui tenir!
Quinze ans! Ceux et celles qui ont commencé à me lire à cet âge en ont aujourd’hui trente. Jean Chrétien était encore au pouvoir à Ottawa alors que le Bloc québécois y détenait 44 sièges. Lucien Bouchard occupait le poste de premier ministre à Québec. C’était avant les années Harper et les années Charest. Google, YouTube, MySpace, Facebook, Twitter, rien de cela n’existait…
Je boucle une boucle aujourd’hui, les Éditions Trois-Pistoles s’apprêtant à publier l’ensemble des Chroniques d’un faux docteur de campagne parues dans Le Mouton Noir depuis 1999. Attendu que cette chronique constitue un des derniers jalons du livre en question, mais qu’elle paraît nécessairement dans la présente édition du journal, j’ai la curieuse impression de m’adresser à deux personnes à la fois (et qui sont peut-être la même). Heureusement que ma « gémellitude » m’a familiarisé avec ce genre d’ambivalence!
Quinze ans! Je me demande par moments si je n’ai pas fait le tour du jardin. Mais le propre même du jardin n’est-il pas de se renouveler? Chaque nouveau printemps, il faut préparer la terre, l’engraisser, la biner; il faut semer, planter. Et de toutes ces opérations, le sarclage demeure une préoccupation constante. Les mauvaises herbes ont la couenne dure et peuvent muter comme les gènes. Arracher un Charest et surgit aussitôt un Couillard, un Barrette ou un Coiteux.
En cette année de festivités, souhaitons au moins un autre vingt ans à notre Mouton. Et si Dieu ou Allah le permettent, s’il n’en vient pas trop à radoter et qu’il continue à vous amuser, à vous hérisser ou à vous instruire, ce pauvre chroniqueur peut-il espérer quinze autres années de bonheur à vous fréquenter avec autant d’assiduité?