
Dans cette section, le rédacteur en chef du Mouton Noir, Marc Simard, partage avec les lecteurs ses coups de gueule, des textes coup de cœur de collaborateurs et encore plus…
Cette semaine, Marc vous a le privilège de nous offrir un extrait, préparé tout spécialement pour les internautes avides du Mouton Noir, de 666-Friedrich Nietzsche, la nouvelle oeuvre de Victor-Lévy Beaulieu. Bonne lecture, ben évidemment!
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Sans mots. Ainsi je vais dans la stupeur. Si taciturne c’est. Assis sous le Grand Tilleul, l’arbre sacré du monde hyperboréen, je regarde la mer Océane. Brunes sont ses eaux, brun l’espace qui y mène, brun le temps au-dessus et en dessous de moi. Ce froid, même au beau mitan du pays de Thor. Les glaces vont mettre du temps à fondre, peut-être sont-elles là pour rester à jamais. Sans mots. Ainsi s’est autodétruit le royaume hyperboréen, le seul qui, dans tout l’Univers, fut fondé sur la couleur brune. Brune comme le sont l’Écorce du Grand Tilleul, le Sol en son Dégelis et les Souterrains conduisant aux Enfers nordiques. Avant que n’apparaissent les peuples germaniques, l’Europe n’avait pas de mot pour désigner cette couleur qui n’appartient pas au monde de l’Arc-En-Ciel. Braun, brown, bruna, brun. Aucun despote, aucun roi, aucun empereur ne portèrent de vêtements bruns, couleurs de la vie pour les Hyperboréens, couleur des excréments, de la décomposition et de la mort pour les autres Européens.
Sans mots. Il n’y a pas vraiment de mots quand on se trouve comme je suis, tout décorcé à l’extérieur, tout décorcé à l’intérieur. Mes chiens et la mère de Will Junior mis à mort par la Folie. Cette femme qui les a tués, si déraisonnée! Déraisonnée, n’est-ce pas là la figure prédominante du monde? Ensonnée, n’est-ce pas là la figure prédominante du monde, engendrée par ce qui, de lui, ne cesse pas de se multiplier – l’Insensé a déclassé l’Innommable, ce dieu si ancien se tenant au-delà des mots plutôt que dans leur en-deçà, comme en ce jour d’hui. Déparler, c’est être sans mots, puisque ce qui se déparle ne peut être entendu, ne doit pas l’être. La symphonie du monde s’est inversé, elle est devenue une dissonance sans mesure, et l’oreille n’est pas faite pour subir autant d’agressions, elle ne peut plus comme jadis protéger le corps et l’esprit du corps. Assourdi — ce trop-plein du résonnement, rien d’autre que ce qui est fêlure et fissure. Sans mots comme l’était la couleur brune avant que ne l’inventent les Hyperboréens.
Sans mots, chère Samm. Assis sous le Grand Tilleul, je regarde la mer Océane. Brunes sont ses eaux, brun l’espace qui y mène, brun le temps au-dessus et en dessous de moi. S’y promènent d’innombrables chemises brunes — celles, sans doute, que portaient les membres de l’organisation paramilitaire du Parti nazi. Retour aux sources du royaume hyperboréen? En habillant sa fureur de chemises brunes, Adolph Hitler savait-il ce qu’il faisait? Non, répondent les chercheurs, car ce fut le hasard qui détermina le port des chemises brunes dans l’armée nazie. Ça se passa en 1924, alors que l’Allemagne devait protéger ses colonies menacées d’être envahies par les autres empires, notamment celui de la Grande-Bretagne. On n’avait rien à mettre sur le dos des soldats qu’on enverrait dans les colonies. Furent donc achetées en Autriche, « à prix d’aubaine, un important lot de chemises militaires tropicales de couleur brune ». Le lot était tel qu’une fois les armées coloniales habillées, il en resta suffisamment pour en revêtir les groupes paramilitaires de la SA et les SS. Aux limites du hasard, là où l’on trouve le nœud gordien qui s’appelle coïncidence, se dégage cet enseignement : tout se tenant, se détenant et se retenant chez un peuple né de la mythologie, les souvenirs anciens restent toujours en mémoire — et de cette mémoire, le ça y est lié à jamais. Le prouve encore la vie et l’œuvre du scientifique Wernher von Braun — Wernher von Lebrun. On lui doit l’invention sous le régime nazi des fusées V-2 construites par des prisonniers dans les usines souterraines de Dora-Mittelbau. Tout comme dans le mythe hyperboréen, le gros marteau de Thor aurait été fabriqué sous terre par le peuple des Nains forcés à l’esclavage. Une nouvelle génération de V-2 aurait pu changer le cours de la guerre en portant la destruction jusque dans les grandes villes britanniques et, sans doute aussi, dans celles de la Russie. Il manqua à peine six mois à Adolph Hitler pour que la nouvelle génération des fusées V-2 puisse être jetée dans la bataille. Selon le droit international, Werhner von Lebrun aurait dû être jugé en tant que criminel de guerre. Il ne le fut pas. Les grands scientifiques ne le sont jamais. Werhner Lebrun et les 500 scientifiques allemands furent rescapé par les États-Unis d’Amérique et deviendront les Grands Maîtres de l’Agence spatiale américaine dont l’objectif, non avoué, était l’appropriation de l’espace à des fins avant tout militaires. La suite réalisable du rêve nazi — le triomphe de la couleur brune.
Sans mots. Au-delà de ceux-ci naissent les mathématiques, le monde sans représentation, puisqu’il échappe au langage, donc aux valeurs que le langage véhicule. Là, à ce niveau, la conscience compte pour rien, dissimulée qu’elle est dans les pigments de la couleur brune, celle qui enveloppe déjà les ciels cosmiques : ils sont pleins de débris en décomposition et d’excréments, mais le Grand Tilleul, l’arbre sacré des Hyperboréens, y est absent. Et sans mots.
Sans mots. Comme David Henry Thoreau le faisait, assis sur le seuil de sa cabane de Concord, y passant des heures à réduire son corps à ce simple regard sur les choses, à ce simple regard sur les choses silencieuses, ainsi, assis sur la souche du Grand Tilleul, face à la mer Océane, ai-je dérivé dans les remous de la couleur brune — pour que ma colère, cet état extrême de la douleur, s’y disperse avant que ne soufflent dessus les grands vents du Borée. Grâce au Borée, les mots vont revenir et la couleur brune se décomposer, faisant s’en aller dans cette décomposition ma colère, cet état extrême de la douleur. Les ciels et les terres nettoyés me ramèneront à la mère morte de Will Junior, à mes chiens morts d’avoir été empoisonnés. Les mots reviennent toujours, les mots sont le seul rempart qui nous protège, bien que de plus en plus inadéquatement, contre l’anéantissement.
Dans ce monde crépusculaire où je me trouve encore, Chimère tourne autour de moi. Chimère est le nom qu’on donnait dans les temps mythologiques aux jeunes chèvres. Elles avaient deux têtes comme elles avaient deux mamelles, les chevreaux venant presque toujours par paires. Si Chimère dessine tous ces cercles autour de moi, c’est pour m’indiquer ce que je dois faire des cendres de la mère de Will Junior. Je comprends que je dois fabriquer cette saberdache avec la peau tannée de la mère de Will Junior, la ganser pour y passer le collier fait aussi de la peau tannée de la mère de Will Junior, et le lui mettre au cou après avoir rempli la sacoche des cendres de la mère de Will Junior. J’aurais dû comprendre sans l’aide de Chimère que je devais agir ainsi, le feu ayant épargné de grands morceaux de peau de la mère de Will Junior. Mais le monde était alors sans mots. Et sans mots, la mémoire est un puits vidé de toute son eau. Sans mots, dire quoi donc?
Les cendres de mes chiens. Fenhir (ou Feint-de-rire) et Cerbère étaient leurs noms. Fenrir l’aîné, Cerbère la benjamine. Nés tous les deux de la même portée, d’une mère pas plus grosse qu’un mini-berger Shetland. Mais Fenhir était d’une telle taille que je dus aider sa mère quand elle mit bas. Cerbère sortit après lui, son corps si minuscule qu’il tenait dans la paume de ma main. Durant trois jours et trois nuits, je dus veiller et nourrir Cerbère — dans ce fauteuil déglingué apporté dans ma chambre, la mère ayant choisi mon lit pour mettre bas. Cerbère a ainsi survécu, même si elle a atteint rapidement ses grosseurs, contrairement à Fenhir qui ne cessait pas de croître. Il devint un énorme chien pourvu d’une telle voix qu’à seulement rugir, le monde avait peur de lui. Pourtant, sans malice était-il, à mille milles de cette bête féroce que décrivent les sagas hyperboréennes. D’une source à l’autre, se raconte ainsi ce que fut Fenhir :
« Fenhir appartient au monde des dieux Ases. Dès sa naissance, il se met à grandir démesurément, à tel point que seul Tyr, le Maître de la guerre juste, du droit et de la stratégie, a le courage de lui donner à manger. On l’enchaîne pour qu’il ne puisse pas accomplir la prophétie selon laquelle il causera la perte des Ases. Fenhir rompt facilement ses premières chaînes, puis les nouvelles auxquelles on le lie. En tant que dieu de la stratégie, Tyr a recours à la magie, faisant fabriquer un lacet composé de choses évidemment étranges : des pas de chat, de la barbe de femme, des racines de montagnes, des nerfs d’ours, des crachats d’oiseau et l’haleine d’un poisson! Mais Fenhir est rusé : avant qu’on ne lui passe le lacet magique autour du cou, il exige, en guise de bonne foi, que l’un ou l’autre des Ases lui mette la main dans la gueule. Tyr accepte. Les mâchoires de Fenhir se ferment sur la main et la broient. Se faisant, Fenhir doit assumer la colère des Ases : il sera attaché solidement grâce au lacet magique, et on lui mettra, pour qu’il ne puisse plus mordre, une épée en travers de la gueule, la garde reposant sur la mâchoire inférieure et la pointe à l’opposé. Fenhir devra se contenter de rugir, mais la bave qui s’écoule de sa gueule va former le fleuve Van, symbole de la puissance de la volonté. »
Je reconnais là le mythe du Minautore, mais inversé : dans la mythologie grecque, le fil d’Ariane va de l’extérieur vers l’intérieur du labyrinthe, et s’il rugit, le Minautore est enchaîné à son destin qui est de se faire tuer tôt ou tard, car sa volonté de puissance coule pour ainsi dire par derrière, et non par devant, comme dans le cas de Fenhir. Autre différence fondamentale : dans la mythologie grecque, on ne sort pas estropié du labyrinthe, même si on ne vainc pas le Minautore. Ce n’est pas le cas de Tyr qui, en perdant sa main droite, celle de la guerre juste, du droit et de la stratégie, ne peut plus que devenir un dieu malagauche, pour ne pas dire suicidaire : il portera la guerre aux confins de l’injuste parce qu’il a perdu le sens de ce que doit être le droit et que, ayant perdu ce sens-là, il ne sait plus ce que c’est que de légiférer avec stratégie. Le royaume des Ases s’autodétruira, « libérant les forces du Chaos (celles de la puissance sauvage de la volonté de Fenhir) qui enflammeront le monde hyperboréen avant que la mer Océane ne l’engloutisse pour les siècles des siècles ».
Cent mots et un mot. Assis sous le Grand Tilleul, je regarde la mer Océane. Brunes et brumes sont encore ses eaux, bruns et brumes l’espace qui y mène, bruns et brumes le temps au-dessus et en dessous de moi. La bave de Fenrir a coulé jusqu’au fleuve Van, et du fleuve Van jusqu’à l’Allemagne. Délivré de son enchaînement grâce à la volonté de puisssance, Fenrir a pris possession du monde germanique, s’incarnant dans le corps et l’esprit d’Adolph Hitler. Chère Samm, sais-tu qu’avant de devenir le Maître du Grand Reich, Adolph Hitler s’était surnommé Herr Wolff, c’est-à-dire Dieu-Loup, ce que signifie d’ailleurs son prénom? Sais-tu qu’il était gaucher et que comme le dieu Tyr hyperboréen qui a perdu sa main droite, broyée par Fenrir, Hitler ne se servait guère de la sienne, toute sa volonté de puissance gonflant le côté senestre de son corps et de son esprit — sinistre est cette main qui tient la Boule du Monde, funeste et fatale cette main quand le Fürher est le Dieu-Loup qui a choisi pour déesse Eva Braun, Eva Labrune. Eva Labrune n’aimait pas Blondie, cette chienne de berger allemand dont Hitler, qui en était amoureux, avait ainsi nommé parce qu’elle symbolisait pour lui la pureté de la race aryenne, tout comme Fenhir dans la mythologie hyperboréenne. Imagine, chère Samm. Hitler croyait tellement à la supériorité du Fenhir germanique qu’il demanda à une équipe de scientifiques d’ouvrir un laboratoire pour parfaire la race du berger allemand par l’eugénisme. Le but secret visé par Hitler? Que les scientifiques apprennent à parler aux chiens sélectionnés! Les scientifiques y dépensèrent en vain beaucoup d’énergie, mais l’étonnante et absurde expérience servit tout de même : on incorpora dans l’armée nazie, en qualité de soldats à part entière les chiens venus de l’eugénisme : ils allaient d’un front à l’autre transmettre le courrier, ils détectaient les mines enfouies dans le sol par les armées ennemies, on en fit même des kamikazes : une bombe sur le dos, ils devaient se glisser sous les chars d’assaut des Alliés où ils explosaient en même temps que leur charge! Plus de 200 000 bergers allemands moururent ainsi durant la Deuxième Grande Guerre. Braun, brown, bruna, brun — le Retour Éternel du Même.
Sans mots. Comme un enfantôme dans la brunante j’étais. J’aurais pu y rester à jamais, comme dans le Hell des Hyperboréens, cet enfer souterrain peuplé de nains accrochés aux excroissances du tuf brun comme autant de chauves-souris. L’enseignement de David Henry Thoreau m’a sauvé — reste là, assis sur la souche du Grand Tilleul, fixe les bruines, fixe les brumes, laisse divaguer les vagues, attends que du pis de la Chèvre-Mère à deux têtes coule jusqu’à toi les voies lactées. Ainsi tu sortiras de la stupeur et de cette taciturnité de la colère mal rentrée, ainsi tu feras ce qu’il convient de faire pour conjurer avec mesure la mort de Fenrir et celle de Cerbère. Cent mots et un mot.
Cent mots et un mot encore. En guise de conclusion. Ce sont les États-Unis qui ont le plus profité de l’héritage d’Adolph Hitler. Von Brown et les 500 scientifiques qui travaillaient sous ses ordres à la NASA et les chiens bruns transgéniques de l’Allemagne nazie, devenus américains eux aussi – ces symboles de la supériorité de Fenhir, ces symboles de la couleur brune de l’empire américain de l’après-guerre – rien d’autre que cette énorme bouture sans spiritualité du Tilleul sacré devenu nazi.