
En démocratie parlementaire britannique, il est généralement acquis qu’un gouvernement désireux de faire des changements structurels dans l’organisation d’une société dispose de six à neuf mois après son élection pour y arriver. Passé ce délai, la « lune de miel » avec les électeurs est terminée. Les impacts d’importants changements orchestrés plus tard au cours d’un mandat, trop rapprochés des élections suivantes, peuvent coûter les élections au parti au pouvoir, la « mémoire électorale » n’ayant pas encore oublié.
Soucieux de réussir là où le gouvernement Charest avait échoué dans sa « réingénierie de l’État » en 2003, le gouvernement Couillard a méticuleusement respecté ces principes. Rappelons les principales réalisations survenues à l’intérieur de cette fenêtre politique de neuf mois : abolition des directions régionales du ministère de l’Éducation, abolition des agences régionales de la Santé et des Services sociaux, abolition des CRÉ, transfert aux mains des MRC de ce qui reste des CLD, fusion de commissions scolaires, diminution des revenus des municipalités, fin des programmes universels que sont les CPE et l’assurance stabilisation des revenus agricoles, fin de l’indexation des programmes de soutien aux organismes communautaires, etc.
Dans tous ces cas, un point central se dessine : la mise en tutelle de la souveraineté des régions là où elles contreviendraient au plan Couillard d’intégration au régime fédéral pétrolier, libre-échangiste et néolibéral. Certains argueront qu’il pourrait ne pas s’agir des contours d’une lutte anti-indépendantiste. Ils ont tort. Dans les faits, il importe de le saisir, c’est la différence québécoise et son attachement profond au territoire et à une logique d’occupation fondée sur les solidarités qui est, aujourd’hui plus que jamais, ciblée.
Cette singularité, nous l’avons définie et incarnée à travers de grandes luttes menant à une vision sociétale unique en Amérique du Nord. Cette même singularité nous a permis de rapidement remettre en question la validité et la légitimité d’un modèle économique « extractiviste », énergivore, carburant aux inégalités, aux pétroles extrêmes (marins, bitumineux ou issus de la fracturation) et à l’ultra libéralisation des frontières économiques, sans égard aux particularités régionales. Aujourd’hui, nous sommes à deux pas de voir cette singularité disparaître dans le tiroir du folklore. Le modèle québécois, unique au monde, sensible aux inégalités sociales et à la destruction des écosystèmes, envisageant une indépendance aux énergies fossiles et soucieux de préserver une économie qui tient compte de sa capacité à générer le confort matériel et social, on veut le rompre, l’anéantir. Notre culture, ainsi folklorisée par son intégration à la pensée unique globalisée, ne représentera plus une entrave à la stratégie d’unification globale à un modèle économique pourtant sans avenir pour nos communautés.
Sans avenir? Pas tout à fait. Car les communautés seront encore nécessaires pour participer à ce grand élan de surconsommation par leurs emplois dans les mines, les forêts, le pétrole et le vent, emplois où nous ne sommes plus que des fourmis atomisées — sans attache ni intérêt pour l’avenir de nos collectivités — au service d’une logique qui accélère la fin des possibles, divertissement de fin de semaine inclus. Félix Leclerc le chanterait encore plus fort, nous voyant revenir à l’ère où le père de l’alouette était « porteur d’eau, scieur de bois, locataire et chômeur, dans son propre pays ».
Les cibles de la lutte doivent émerger. Qu’ont démembré Philippe Couillard et ses sbires, Coiteux, Leitão, et D’Amour pendant ces neuf mois d’activité? Nos lieux de concertation, nos capacités à s’organiser distinctement, nos instances démocratiques de planification et de développement régional. Tous des éléments permettant l’émancipation, la liberté de préserver nos intérêts qui sont contraires à ceux lénifiants et sans avenir du capitalisme « extractiviste ». Ce que cherche à attaquer prioritairement cette logique néolibérale, portée par le pétro-État canadien : la démocratie, les valeurs de solidarité et de partage ainsi que la participation des communautés aux affaires publiques; des manières d’envisager la vie collective en mettant nos ressources au service des communautés plutôt que l’inverse, tel que l’a si bien proposé Esdras Minville en 1930. Pensons à Hydro-Québec pour s’en convaincre.
Sans repères et sans lieux de concertation, nos régions intégreront enfin l’ordre global. En perte de revenus, incapables de taxer davantage leurs citoyens et n’ayant plus les CRÉ pour assurer le dialogue à propos des modalités de financement des services publics sur leur territoire, les municipalités n’auront plus qu’à mendier des redevances aux grands exploitants de ressources naturelles. Pour nous, concitoyens — réduits à l’état de contribuables — ces redevances légitimeront les processus de dépendance aux intérêts des capitaux étrangers, opposés à notre prospérité. Cette gouvernance affaiblit déjà notre capacité à organiser selon nos prérogatives, nos intérêts et nos valeurs, notre développement économique. N’est-ce pas ce à quoi l’on destine les actuelles initiatives éoliennes, minières et pétrolières à travers les démarches d’acceptabilité sociale?
Au moment de rédiger ces lignes, dix mois ont passé depuis l’élection. La lutte à venir doit être claire, fédératrice et efficace. Il faut saisir le projet d’ensemble et voir ce qui unit chacune des batailles pour lesquelles nous engagerons notre énergie. Cette compréhension augmentera notre capacité d’action et sa portée. Nos démarches doivent faciliter la concertation. C’est pour l’avenir de notre nation, de nos régions et de nos territoires que nous tracerons des frontières que les partisans du néolibéralisme ne pourront franchir. Au cœur du blizzard, prenons soin de comprendre l’inacceptable; le printemps viendra et, avec lui, le temps de l’action.