
Dans cette section, le rédacteur en chef du Mouton Noir, Marc Simard, partage avec les lecteurs ses coups de gueule, des textes coup de cœur de collaborateurs et encore plus…
Cette semaine, Marc vous invite à lire le texte de Nicolas Petel-Rochette de Madrid sur un projet de contre-réforme de la Loi sur l’avortement déposé au parlement espagnol, qui prévoyait réintroduire les interruptions volontaires de grossesse dans le code pénal et rendre cette pratique illégale dans presque tous les cas.
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Récemment, l’État espagnol explicitait une violence structurelle inhérente à ses fondements et ses valeurs par le biais des institutions patriarcales qui le composent, dont les moyens coercitifs sont traditionnellement utilisés par les élites capitalistes afin de conserver leurs privilèges. Comme on sait, c’est le Partido Popular, parti d’extrême droite catholique ultraconservateur défenseur à outrance du néolibéralisme, qui est au pouvoir depuis novembre 2011 en Espagne. Le ministre de la Justice, Alberto Ruiz Gallardón, imposa il y a un an, grâce à la majorité absolue de son parti dans le Congrès, un projet de contre-réforme de la Loi sur l’avortement qui prévoyait réintroduire les interruptions volontaires de grossesse dans le code pénal et rendre cette pratique illégale dans presque tous les cas. Cette tentative de contrôle sexuel et reproductif des femmes, appuyée en bloc par l’extrême droite et mise en branle en grande partie pour satisfaire ses demandes historiques, s’inscrivait dans la même lancée qu’une longue liste d’autres expropriations et de processus répressifs visant le morcellement des milieux opaques aux circulations de capitaux ainsi que la dissolution de réseaux hostiles à leurs logiques par, notamment, la facilitation de l’incarcération ou la tenue par l’État d’un registre punitif de « mauvais citoyens » (pensons seulement à la récente prohibition de la production indépendante d’énergie électrique – expropriation en bonne et due forme – et à la « Loi de Sécurité Citoyenne », dite « loi bâillon », approuvée le 11 décembre 2014, qui ramène l’Espagne à la sinistre loi « d’Ordre Public » franquiste de 1959). Cependant, il y eut au cours de l’année une telle mobilisation féministe face à cette contre-réforme « pro-vie » que, récemment, le gouvernement annonçait son retrait, décision qui mena à la démission de Gallardón, le 23 septembre dernier. Indépendamment de cette victoire de l’autonomie et du pouvoir populaire féminin, l’État patriarcal avait réitéré son agression et sa prétention de contrôle du corps des femmes, tentant de leur arracher par une loi le droit à la décision sur ce dernier. Cherchant par tous les moyens à situer ce projet de loi sur le plan de leurs promesses électorales, le Partido Popular espérait le restreindre à une dimension exclusivement « morale », escamotant ainsi sa dimension de quadrillage et de contrôle des populations, et empêchant de l’inscrire dans un processus d’accumulation et de centralisation du capital. Ceci lui permettait aussi de récupérer cette revendication traditionnelle de l’extrême droite et du national-catholicisme espagnols, tout en faisant sien le pendant politique de la question, beaucoup moins évident car dissimulé par les apparences désintéressées et les considérations éthiques de l’Église. Le gouvernement, d’autre part, satisfaisait ainsi, en lui donnant forme comme projet politique, aux exigences de la Conférence épiscopale espagnole et de son chef, le cardinal fasciste Antonio Rouco Varela (invité par le Vatican, en août dernier, à céder sa place).
Dans l’histoire – une histoire non officielle, qui demande un effort de mémoire, mais qui est bien réelle –, on trouve plusieurs exemples de cette répression qui, parfois, face à des processus révolutionnaires féministes, n’a pas hésité à prendre les armes. Le coup d’État fasciste en Espagne de juillet 1936, par exemple, est entre autres le cas d’une guerre déclenchée contre une tentative de révolution sociale et sexuelle. Le changement des champs de force et de tension au sein de la société passait directement par les innombrables processus d’émancipation des femmes. Or, voyant que le monopole de la définition du rôle et de l’identité des femmes échappait au pouvoir traditionnel masculin, les militaires, d’un côté, prirent les armes, et les élites républicaines, de l’autre, se nièrent à armer le peuple et à laisser s’organiser la défense populaire. Pourquoi cette réticence ? Parce que les élites au pouvoir, fondamentalement masculines, eurent peur de perdre leurs privilèges, fondés sur l’expropriation superstructurelle du travail féminin. C’est du moins une lecture qu’on pourrait proposer suivant l’analyse de Silvia Federici. Dans son livre Caliban et la sorcière, elle rejette la vision historiciste du marxisme et de Marx selon laquelle l’accumulation primitive à l’origine du capitalisme et le passage du cycle Marchandise-Argent-Marchandise (essentiellement marchand) vers le cycle Argent-Marchandise-Argent (capitaliste) auraient été provoqués à un moment précis de l’histoire (l’Angleterre féodale). C’est l’expropriation systématique et organisée du travail non reconnu des femmes (tant domestique que social) et de la répression de leur autonomie – processus constant et quotidiennement réitéré de façon généralisée – qui renouvellerait la possibilité de ce passage. Dans ce sens, à un niveau superstructurel, l’émancipation des femmes des modèles défendus par l’hétéropatriarcat menacerait directement l’organisation compartimentée du système de production actuel, défendu en bloc par les sciences positivistes et bourgeoises, par le think tank masculin qu’est généralement l’académie. Les contrôles théologico-politiques (c’est-à-dire la fusion du religieux et du droit) de tradition fasciste, dans ce sens, ne sont que le revers d’une médaille beaucoup plus générale, bien que plus diffuse, et répandue à grande échelle au niveau mondial. En effet, ne pourrait-on pas considérer la soudaine offensive du gouvernement espagnol contre les femmes comme une guerre capitaliste qui, reprenant et alimentant une guerre latente entre les sexes, ajoute à la reproduction du pouvoir masculin la perpétuation et l’expansion du saccage et de l’exploitation ? Ces considérations, en bout de ligne, peuvent aider à réfléchir au sens de ce que les énormes manifestations féministes de Madrid scandaient lorsqu’elles prenaient les rues durant l’année 2014 : la révolution sera féministe ou ne pourra être (« la revolución será feminista o no será »).