Nous sommes plusieurs que la dernière saison politique au Québec a laissés dans un état de fatigue et de stupeur. En ce temps des bilans, il conviendrait de dresser celui du gouvernement en matière de culture. Les décisions prises cette session, au-delà de leurs impacts sur différents projets, me semblent avoir atteint quelque chose de plus profond et de plus général, sur quoi j’aimerais m’arrêter. Ce n’est pas seulement que ce gouvernement n’est pas favorable à la culture et à son développement : il y a quelque chose dans sa philosophie et son attitude qui m’apparaît comme la négation même de la culture. De la culture au sens le plus large, comme manière d’être et de vivre ensemble.
Pour peu qu’on conçoive la culture de manière large, on s’aperçoit qu’elle réside dans une multitude de gestes posés quotidiennement, qui apparaissent comme le ferment de toute activité créatrice. Dans l’intérêt qu’on manifeste pour les autres au détour d’une conversation. Dans la manière de dresser joliment la table ou les plats, ou le simple choix de partager ensemble un repas. Dans le temps qu’on prend pour écrire à ceux qu’on aime, ou dans l’ajout d’une carte personnalisée à un cadeau. Dans une histoire racontée à un enfant, une clémentine qu’on lui présente en forme de fleur, un univers qu’on dessine sur les murs de sa chambre.
Ces gestes, si banals qu’ils puissent paraître, sont loin d’être simples. Chacun d’eux est un petit tour de force, qui établit une « différence » par rapport au cours naturel des choses. Car ils ont en commun de n’être pas nécessaires, c’est-à-dire d’être donnés ou offerts. En d’autres mots, d’être gratuits. Ces gestes, effectivement, on pourrait très bien ne pas les faire : mais alors on survivrait, on ne vivrait pas. Ils ouvrent ainsi un espace indéfini, illimité, où ce qui est strictement nécessaire n’est pas suffisant, et où il s’agit de faire plus, et différemment, autrement, sans que la valeur de cette différence ne soit mesurable.
Cet espace n’est-il pas celui-là même de l’art? Les productions culturelles, toutes formes confondues, me semblent se déployer dans la continuité de ces gestes gratuits, dont elles réfléchissent le sens et matérialisent la différence, la rendent visible. Entre des quartiers de clémentine disposés en fleur et un Picasso, il y a une même insatisfaction devant ce qui est, et qui suscite le désir de transformer la réalité. Entre la carte de souhaits qu’on écrit pour un être cher et un roman ou un recueil de poèmes, il y a une même volonté de consigner ce qui autrement serait oublié, une même résistance face au passage du temps.
Ces considérations nous ramènent à notre automne et à l’état de fatigue et de stupeur qui en découle. Celui-ci provient peut-être de l’insensibilité et de l’indifférence affichées par plusieurs représentants du gouvernement pour ces gestes gratuits, pour ceux qui les posent et qui font tous les jours une différence. Les organismes culturels et communautaires, de même que l’ensemble des institutions qui ont pour mission d’assurer la transmission du savoir et de la culture, semblent n’être plus considérés que comme des établissements non nécessaires, dont on pourrait se passer. Et ceux qui y travaillent sont devenus conséquemment, tout bonnement, des gens qui coûtent cher.
Or il en va de ces organismes et de ces institutions comme des gestes gratuits dont j’ai parlé plus tôt : ils font la différence entre la vie et la survie. C’est là qu’ils deviennent nécessaires, même si cette nécessité n’est pas chiffrable. Dire qu’on les reconstruira quand l’équilibre budgétaire sera rétabli, c’est comme dire qu’on s’intéressera aux autres une fois seulement qu’on aura trouvé assez de temps pour soi. Ou qu’on écrira des lettres une fois qu’on aura une connaissance complète et parfaite de la langue ; qu’on mangera ensemble quand on aura suffisamment vécu pour avoir quelque chose à se raconter…
Cette logique méconnaît profondément la dynamique de dialogue et d’échange sur laquelle repose toute culture et de laquelle dépend sa continuité. La culture, comme la solidarité, ça s’entretient. Le danger, à manifester tant d’indifférence, c’est qu’il n’y ait plus rien à sauver une fois que l’équilibre sera atteint. Et c’est cette pensée, peut-être, qui nous laisse fatigués et stupéfaits, médusés. Reste à trouver quel miroir pourra atteindre la Méduse. Gageons que, pour cela, nos artistes ne manqueront pas d’imagination.