
Lire Sœurs volées. Enquête sur un féminicide au Canada, c’est regarder au-dessus de l’épaule d’Emmanuelle Walter alors qu’elle assemble un sombre puzzle de témoignages et de statistiques dévoilant la violence vécue par les femmes autochtones. C’est ouvrir les yeux le temps que se révèlent les contours d’un visage que nous pourrions nous aussi avoir connu, aimé, puis perdu.
La touchante histoire de Maisy et de Shannon, deux adolescentes disparues le 6 septembre 2008, ne peut se détacher de cet ensemble de 1 181 femmes autochtones canadiennes assassinées ou disparues depuis 1980. Des femmes manquantes dont l’existence est maintenant suspendue à un fil de souvenirs. Des femmes à l’existence évanouie, comme envolées dans les interstices d’un monde aux injustices assourdissantes. Dans son ouvrage, Emmanuelle Walter s’attarde aux circonstances entourant les disparitions réelles et non résolues de Maisy et de Shannon, respectivement de la réserve de Kitigan Zibi et de la ville de Maniwaki, situées dans l’ouest du Québec. Deux jeunes femmes disparues n’emportant avec elles ni porte-monnaie ni vêtements. L’auteur tend à montrer que ces disparitions, comme plusieurs autres, ont été traitées avec négligence par les policiers et sans une attention suffisante de la part du gouvernement.
Sœurs volées donne une texture aux statistiques issues des organismes et des instituts universitaires. Des chiffres que l’on ne peut que déplorer et qui révèlent que les filles et les femmes autochtones, même si elles ne représentent que 4 % de la population féminine du Canada, comptaient pour 23 % des homicides de femmes en 2012.
À la triste réalité de la violence faite aux femmes se greffe parfois l’injustice d’appartenir à une communauté autochtone. C’est cette violence passée sous silence et fomentée par les préjugés qu’Emmanuelle Walter dénonce, soulevant par la bande l’idée que la tendance à l’inaction pourrait être le signe d’un certain ressentiment existant à l’égard des Premières Nations.
Les filles et les femmes autochtones, même si elles ne représentent que 4 % de la population féminine du Canada, comptaient pour 23 % des homicides de femmes en 2012.
Même si l’on pouvait s’en douter, l’auteure confirme au fil des pages que les femmes autochtones sont des cibles faciles, entre autres en raison du risque peu élevé que court l’agresseur. En effet, selon Maryanne Pearce, chercheuse, cet état de fait serait notamment induit par le racisme systémique et les stéréotypes entretenus par les policiers, des facteurs ayant pour conséquences des enquêtes inefficaces dans le cas des agressions, des disparitions et des meurtres de femmes autochtones.
Selon Emmanuelle Walter, la violence au sein des communautés autochtones appelle à une prise de conscience collective qui doit passer entre autres par une connaissance plus approfondie de leur réalité. Elle attribue le drame des disparitions à un ensemble de facteurs parmi lesquels le syndrome des pensionnats et la vulnérabilité des communautés. En ce sens, elle cite la commissaire Marie Wilson qui, lors de son passage à la Commission de vérité et réconciliation du Canada, a affirmé que c’est notamment par « les pensionnats, lieux d’agression, de destruction familiale, d’aliénation identitaire, que la violence a pris racine dans les communautés autochtones ». Elle ajoute que « le syndrome des pensionnats – cette difficulté à s’aimer, à aimer, à prendre soin des autres – se transmet de génération en génération, tel un poison sans antidote, et on peut le tracer, le repérer dans les histoires de femmes assassinées par leurs proches, de jeunes fugueuses à répétition, d’hommes alcooliques au comportement violent ».
À ceux qui disent que les femmes autochtones adoptent des comportements qui accroissent le risque de subir des crimes violents, elle suggère de parler de vulnérabilité des communautés, précisant que l’expression « comportement à risque » tend à rejeter le blâme sur les victimes tout en augmentant leur vulnérabilité. Une roue qui tourne, oui. Si certains facteurs contribuent à accentuer le risque qu’ont les femmes autochtones d’être victimes de crimes violents, il ne faut pas oublier que ces facteurs de risque ont une cause qu’il faudra traiter avant les effets qui en découlent, en envisageant par exemple une intervention sociale appropriée et une mobilisation efficace des ressources policières.
Si ce qui sous-tend le féminicide reste d’une grande complexité, le message de l’auteure prend forme simplement. Il nous restera peut-être en refermant le livre la triste impression d’avoir d’une certaine façon connu Maisy et Shannon. Il nous restera sans conteste des connaissances susceptibles d’atteindre notre sensibilité comme notre désir de voir l’indifférence se dissoudre. À sa façon, Emmanuelle Walter joint sa voix à celle d’associations comme Idle No More, dont la cofondatrice Widia Larivière signe la préface du livre. Des voix admirables et nécessaires qui gagneraient à être soutenues par une volonté politique.
Lire Sœurs volées, c’est prendre une pause le temps de déconstruire certains préjugés à l’égard des communautés amérindiennes canadiennes. C’est faire un pas vers une plus grande paix collective. C’est aussi un geste pour ne pas oublier.