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Encore cinq minutes de burlesque

Par Pierre Landry le 2014/11
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Encore cinq minutes de burlesque

Par Pierre Landry le 2014/11

Je travaillais à l’époque comme directeur de scène et de tournée pour le Théâtre populaire du Québec (TPQ). Albert Millaire en assumait depuis peu la direction artistique et, dans l’esprit de ces foisonnantes années soixante-dix, il avait résolument décidé de donner un coup de barre à la troupe, qui présentait jusqu’à ce jour du théâtre classique. Albert avait en effet pris la décision de ne produire que des auteurs québécois et il avait de plus donné à Raymond Cloutier le mandat d’investir de nouvelles avenues de création, d’où l’origine du Grand Cirque Ordinaire, qui sillonna par la suite les routes du Québec et du Canada francophone pendant des années.

Dans sa volonté de rendre le théâtre québécois accessible aux masses populaires, Millaire avait approché Gilles Latulippe, alors propriétaire du Théâtre des Variétés, dans le but de présenter certaines productions du TPQ sur ces planches dédiées davantage au burlesque et au vaudeville. On décida de faire un essai. Le Théâtre des Variétés proposait alors à sa clientèle une formule allongée bien particulière : les portes ouvraient vers quinze heures, si ma mémoire est bonne, et se succédaient sans coup férir projections de films, numéros de chant ou de chiens savants, jongleurs et autres amuseurs publics. Le tout culminait en soirée avec la présentation d’un vaudeville délirant où les têtes d’affiche du genre se partageaient la vedette. La Poune, Olivier Guimond, Manda Parent, Paul Desmarteaux, Juliette Pétrie, Gilles Latulippe lui-même et consorts enchaînaient gags, culbutes, rebondissements et autres fanfaronnades pour le plus grand plaisir d’un public en délire.

Nous produisions à ce moment la pièce Encore cinq minutes de Françoise Loranger, et c’est avec cet arsenal où brillaient les noms de Jean Duceppe et de Marjolaine Hébert qu’il fut décidé de monter au front. Insérée en sandwich au cœur de la programmation, la pièce était présentée devant un public captif, une stratégie populiste d’un machiavélisme tout à fait charmant. Cependant, mettant en scène un couple de bourgeois en instance de divorce, ce drame psychologique à l’action lente et aux accents un peu soporifiques ne trouvait pas réellement la faveur d’un public davantage porté sur le gros gag juteux et le comique de situation. Bref, on s’y ennuyait ferme, et la salle demeurait de tout le temps de la représentation muette comme une carpe à qui on aurait arraché la langue, les ouïes, voire la tête au complet.

À un certain moment au cours de la pièce, la dame se faisait livrer successivement deux meubles assez lourds, des armoires antiques québécoises. Question de minimiser les coûts, c’est un manœuvre de la tournée et moi-même qui agissions à titre de livreurs. Or, cet après-midi-là, juste avant d’entrer en scène, voilà que votre serviteur se met inopinément à saigner du nez, mais abondamment et sans relâche. The show must go on, comme on le dit si bien, et me voici donc sur scène, les mains prises à transporter ce lourd bahut, avec ce flot de sang rouge qui gicle de mes narines comme un geyser jaillissant de l’évent d’un rorqual. Remous dans la salle, qui surgit tout à coup de sa torpeur, coups de coude pour éveiller le voisin, premiers gloussements en cascades. Au moment de ma deuxième entrée en scène, quelques secondes plus tard, je n’avais bien sûr pas eu le temps de réprimer le déluge, le sang coulait toujours à foison, et mes vêtements en étaient tout tachés : délire dans la salle, salves d’applaudissements, ovation et autres manifestations d’enthousiasme et de joie! La dramaturgie québécoise avait enfin réussi à nouer un lien avec le burlesque!

Simple anecdote, comique sans doute. Je ne voulais que souligner ton départ et te rassurer, mon cher Gilles Latulippe. Non, le burlesque n’est pas mort avec toi. Nos politiciens le pratiquent encore avec brio, notamment dans le cas du projet de port pétrolier de Gros-Cacouna. Et cela, malgré le fait qu’il ne nous reste encore sans doute que cinq minutes pour sauver la planète.

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