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Pour un temps seulement?

Par Katerine Gosselin le 2014/09
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Pour un temps seulement?

Par Katerine Gosselin le 2014/09

Quand j’enseigne la littérature québécoise des années soixante, j’essaie de faire comprendre aux étudiants l’ampleur du choc causé par la première représentation des Belles-sœurs en 1968. La pièce de Michel Tremblay exposait ses spectateurs à une expérience nouvelle : la majorité d’entre eux se voyaient pour la première fois « représentés ». Leur réalité était digne, soudain, d’être montrée, communiquée, réfléchie.

Dans de passionnants entretiens avec Wajdi Mouawad publiés chez Leméac en 2004, André Brassard revient sur cet épisode majeur du théâtre québécois. Mouawad demande à Brassard d’expliquer ce qu’il y avait de si choquant dans ces Belles-sœurs. Ce ne peut pas être que le joual, dit Mouawad, puisque Gratien Gélinas et Marcel Dubé avaient déjà mis dans la bouche de leurs personnages une langue similaire. « Qu’est-ce qu’il y avait donc, demande-t-il, dans la langue de Tremblay qui était heurtant et qui ne l’était pas chez Gélinas ou Dubé? »

À quoi Brassard répond : « La rage, la rage! […] Tout le monde pensait que l’action se passait dans les taudis. Pourtant c’était le Plateau Mont-Royal. C’était middle class, mais les gens voulaient que ça se passe à Saint-Henri! On était prêt à admettre le malheur chez les pauvres, mais on ne pouvait pas supporter de se regarder comme des êtres malheureux au-delà de nos moyens. » Les Belles-sœurs, poursuit Brassard, appartiennent à « une classe sociale qui, […] sans problèmes sociaux majeurs, devait être heureuse. On découvrait que, en dessous d’une apparente joie de vivre, il y avait un potentiel de rage et de violence ». On peut retenir ceci des propos de Brassard : ce que la pièce de Tremblay faisait voir et qui était si choquant, ce n’était pas tant la réalité en elle-même que le « décalage » qui existe entre la réalité et la manière dont on se la représente communément.

Brassard utilise souvent, citant Genet, la métaphore du miroir pour parler du théâtre : « le théâtre est un miroir : si tu n’aimes pas ce que le miroir te renvoie, ne casse pas le miroir : change le monde. » Les Belles-sœurs est effectivement un miroir. Un miroir d’autant plus puissant qu’il reflète aussi les images et les discours qui font partie de la réalité, et qui en donnent des représentations toutes faites. Les belles-sœurs sont des femmes à qui la société (les hommes, la religion, la publicité, etc.) disait qu’elles avaient tout pour être heureuses. Tremblay nous les montre alors qu’elles prennent conscience du désaccord flagrant de ce discours avec la réalité, une réalité qu’elles ne pourront exprimer que par le cri.

J’ai pris ce détour par la bataille des Belles-sœurs pour mettre en perspective les inquiétudes exprimées par plusieurs acteurs du monde politique, médiatique et culturel devant les compressions budgétaires draconiennes imposées récemment à CBC/Radio-Canada.

Conformément à la mission culturelle qui est la sienne, Radio-Canada a été depuis plusieurs décennies un formidable vecteur de représentation, au Québec tout particulièrement. Ses productions culturelles variées, leur esthétique diverse et souvent audacieuse ont contribué à façonner et à dynamiser la réalité québécoise. Si l’art peut dynamiser la réalité, la mobiliser et éventuellement la transformer, c’est en partie en nous indiquant d’en chercher le sens au-delà des apparences et des représentations toutes faites.

À l’heure des compressions budgétaires, il s’agit de savoir le prix qu’on attache à cette recherche et surtout combien de personnes en bénéficieront. Car ce n’est pas pour l’art que les compressions budgétaires à Radio-Canada doivent nous inquiéter. L’histoire nous a montré que l’art peut prendre forme et s’épanouir dans toutes les conditions et situations. D’ailleurs, ce ne sont pas les artistes qui manquent au Québec, dont plusieurs nous renvoient constamment des miroirs non moins puissants que ceux de Tremblay.

Le problème est que, sans une institution comme Radio-Canada, l’« accès » aux œuvres et, à travers elles, à l’art et à la culture va redevenir une affaire d’élite, concentrée dans les grands centres qui plus est. L’enjeu est bien celui de l’accessibilité, de la diffusion et de la transmission. Faut-il rappeler que l’œuvre de Tremblay s’est largement fait connaître par les télé-théâtres diffusés à Radio-Canada? Si se voir représenté redevient le privilège d’une minorité, on pourra dire que la révolution accomplie par le théâtre de Tremblay n’aura « changé le monde » qu’un temps. Et ce n’est pas le théâtre qui sera alors en cause.

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