On a peu parlé des politiques culturelles des différents partis lors de la dernière campagne électorale. On peut s’en étonner, s’en affliger, se résigner. Il me semble néanmoins que cette campagne a touché directement un certain fonds culturel, dont elle a mobilisé et rebrassé les pièces. C’est le fameux poing levé de Pierre Karl Péladeau qui a enclenché le rebrassage. Image forte s’il en est une, qui restera probablement dans les mémoires comme l’emblème de la campagne électorale de 2014.
On en a beaucoup parlé, de ce poing levé, on l’a applaudi aussi bien que maudit, il s’est même retrouvé au cœur d’une rhétorique journalistique visant à expliquer tous les malheurs du Parti québécois. Ce qui n’a peut-être pas été relevé, et qui m’apparaît de plus en plus évident en cette après-campagne, c’est le caractère anachronique du geste de Pierre Karl Péladeau, de ce poing brandi annonçant la victoire finale. Le déferlement d’interprétations contradictoires qu’il a suscitées a peut-être quelque chose à voir avec cet anachronisme.
Le propre de l’anachronisme est de nous faire sentir l’épaisseur du temps. La montre qui apparaît malencontreusement au poignet d’un personnage dans le film Ben-Hur en est devenue l’exemple canonique. Pour le spectateur contemporain, elle signale effectivement la distance qui sépare le présent du passé. De la même façon que la montre dans Ben-Hur fait s’entrechoquer les époques moderne et antique, le poing levé de Pierre Karl Péladeau m’est apparu comme un geste venu d’un autre temps, disant d’abord et avant tout son incompatibilité avec le présent. Tout au long de la campagne, il a appelé et cristallisé pour moi des images du passé, sur lesquelles a rejailli son caractère anachronique.
Je suis née en mai 1980, au lendemain de la défaite référendaire. J’avais 15 ans lors du référendum de 1995, et le seul souvenir vif que j’en garde, à part le discours de Parizeau, est celui de mon père qui pleure à la fin de la soirée et me dit : « Ça me fait de la peine pour toi ». Mon souvenir de la campagne de 2014 restera lié à l’image du poing brandi réclamant le pays dû, et à ces mots de mon père qui sont venus s’y greffer.
Ce n’est pas par complaisance que je refile mes petits souvenirs. Parce que l’image du père qui pleure la défaite du « oui » un bébé dans les bras, justement, est devenue un pur cliché de l’aspiration à l’indépendance. Une image d’Épinal. Comme l’image du militant au poing levé, très exactement. Comme celle du poète national ou du chanteur drapé du fleurdelisé, « Je suis Québec toujours vivant », « criant sa tombée au vent de liberté »… Toutes ces images se confondent en un même passé du projet indépendantiste, dont le poing brandi de Pierre Karl Péladeau sera peut-être la dernière incarnation.
Je ne doute absolument pas de la conviction de ceux qui lèvent encore le poing, pas plus que de l’affliction que ressentent toujours ceux qui ont pleuré la défaite du « oui » en 1980 et en 1995. Mais cette manière de revendiquer l’indépendance apparaît aujourd’hui sclérosée, voire caduque. Elle n’est pas moins authentique ni légitime : seulement, elle n’est plus contemporaine. Elle se confond avec les clichés exhibés dans les documentaires et les manuels d’histoire.
S’il ressort quelque chose de cela, c’est que le projet d’indépendance porté par les référendums de 1980 et de 1995 est devenu un objet de mémoire. Ce qui ne veut pas dire qu’il est mort, mais qu’il a vieilli, qu’il a gagné une épaisseur de temps. Aussi, il existe dorénavant à travers un ensemble d’images et d’histoires. Il s’accompagne désormais de la mémoire de ce qu’il a été – c’est-à-dire, vraisemblablement, de ce qu’il ne sera plus. On peut y voir une fin, une folklorisation certaine de la culture québécoise. On peut y voir aussi la possibilité d’une relance.
Si relance il y a, celle-ci ne pourra pas être que politique : elle dépendra d’œuvres d’art à venir qui s’empareront des images d’Épinal et les transformeront, les dynamiseront. Si le projet d’indépendance est devenu mémoire, il a plus que jamais besoin d’être raconté. Il a besoin de nos histoires, qui rendront sensible sa profondeur temporelle et, avec celle-ci, son potentiel d’avenir.