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Une légende à écrire

Par Katerine Gosselin le 2014/04
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Une légende à écrire

Par Katerine Gosselin le 2014/04

Quand je réfléchis à la culture contemporaine et à ce qui la distingue, je pense tout de suite à la série télévisée française Kaamelott, écrite et réalisée par Alexandre Astier. Dans le lot de productions de tous genres qui puisent actuellement dans la matière médiévale, cette série se démarque absolument.

Les six saisons déjà produites de la série Kaamelott nous ont fait suivre les aventures du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde, en quête du Graal et de démons à pourfendre. Le cadre dans lequel se déroulent ces aventures est, d’emblée, tout ce qu’il y a de plus réaliste : le décor, les accessoires et les costumes semblent fidèles à la réalité historique du haut Moyen Âge. Cette esthétique globalement réaliste fait ressortir un anachronisme notable : c’est dans un français du XXIe siècle teinté d’argot qu’ils s’expriment, nos chevaliers et leur roi, comme on s’exprime – et s’engueule joyeusement – sur les terrasses des bistros parisiens.

Cet anachronisme de langage sert de manière très efficace la dimension parodique de la série. Car les chevaliers d’Alexandre Astier sont loin d’être à la hauteur de la légende : la cour du roi Arthur est constituée de pleutres, d’adolescents attardés, de brutes épaisses, de fourbes, de goinfres et de personnages proprement débiles. Tout le personnel du cycle épique y passe : Merlin, la Dame du Lac, même la pauvre Guenièvre « qu’est con comme une chaise », dixit le tavernier local.

Pourtant, Kaamelott n’est pas une simple parodie des romans de la Table ronde. Un personnage change la dynamique et donne une dimension inattendue à la reprise du texte ancien : le père Blaise, chargé de transcrire la légende. Plusieurs épisodes le mettent en scène alors qu’il recueille les récits des chevaliers racontant leurs aventures, toujours parfaitement dérisoires et totalement incongrues. Le père Blaise en perd parfois son calme : « Je vous rappelle qu’entre vos histoires de chevaux morts et vos histoires de chevaux malades, moi, j’ai une légende à écrire! »

La légende, le père Blaise parvient à l’écrire en enjolivant les récits qui lui sont faits. On le constate quand il lit à voix haute le résultat de la « transcription » : il a changé les bourriques en fidèles destriers, les grottes en fosses maléfiques, et ainsi de suite. Le père Blaise donne ainsi aux aventures nulles ou sans queue ni tête des chevaliers le tour héroïco-romanesque que nous leur connaissons, nous, auditeurs du XXIe siècle. L’intégration du travail du père Blaise dans l’univers fictionnel me paraît court-circuiter le détournement parodique. Par lui, Kaamelott ne se présente pas comme une réécriture, comme une énième version des romans de la Table ronde; elle ouvre plutôt sur l’envers du décor, laissant voir la réalité cachée derrière ces romans.

La tradition romanesque nous a fait prendre conscience depuis longtemps de cette dichotomie entre la réalité et les univers fictionnels. Le Don Quichotte de Cervantes et la Bovary de Flaubert sont des célébrissimes exemples de personnages qui expérimentent fatalement cette dichotomie : illusionnés respectivement par les romans de chevalerie et par les romans romantiques, ils cherchent en vain l’équivalent de ces univers romanesques dans la réalité.

Mais le texte d’Alexandre Astier pose différemment la dichotomie. Tandis que Don Quichotte et Emma Bovary s’attendent à ce que la réalité soit conforme aux univers romanesques, les chevaliers d’Alexandre Astier, eux, essaient, dans la réalité, d’être à la hauteur du romanesque, et ce, afin que la légende puisse s’écrire. Car la légende, au moment où l’on se trouve, n’est pas écrite : elle est en train de s’écrire.

La légende, rappelle Arthur à Perceval en lui exposant les rudiments de la poétique aristotélicienne, c’est ce qui « mérite d’être lu ». C’est le processus de mise en récit qui est au cœur de cette série, et c’est là où elle me paraît participer d’un questionnement proprement contemporain sur l’avenir du présent, qui passe forcément par l’histoire qui en sera faite.

Le « moment présent » dans lequel nous plonge la série Kaamelott, dont la langue des personnages souligne la contemporanéité, est un présent tendu vers l’avenir. C’est un présent que l’idéal romanesque rend inquiet de son avenir, en raison précisément de sa difficulté à constituer une histoire digne, qui va « mériter d’être lue ». Qui dira de ce présent qu’il est passé, qu’il ne nous est pas contemporain?

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