
L’histoire occupait une place de choix dans l’idée que l’on se faisait de la littérature au XIXe siècle. L’abbé Casgrain, dans son article fondateur « Le mouvement littéraire en Canada » de 1866, considérait que les deux plus grands écrivains québécois étaient, ex æquo, le poète Octave Crémazie et l’historien François-Xavier Garneau. C’est dire la place et l’importance des historiens, amateurs ou professionnels, comme Charles Guay (1845-1922), auteur de la Chronique de Rimouski, première histoire de la ville et de sa région, publiée en deux volumes en 1873 et 1874.
L’auteur, aujourd’hui méconnu, mériterait à lui seul une étude, en raison de sa carrière ecclésiastique qui a été fulgurante, sinon météorique, et de sa personnalité bien trempée qui lui a valu de nombreuses et solides inimitiés. Au moment où paraît sa chronique, il est vicaire à la cathédrale de Rimouski et il doit beaucoup à l’évêque Jean Langevin, dédicataire du livre :
« Premier évêque de la ville
Dont – effort peut-être insensé –
D’une plume encore inhabile,
Je retrace ici le passé.
Vous avez droit à cet hommage…
Et je serai rémunéré,
Si vous daignez bénir l’ouvrage
Que vous-même avez inspiré ! »
Cette histoire a donc, par la force des choses, une perspective religieuse. Pour autant, il ne s’agit pas d’une banale monographie de paroisse, ne serait-ce que parce que Rimouski est un diocèse, que la ville est desservie par le chemin de fer et qu’elle dispose d’un séminaire, autant de conditions qui lui promettent un développement rapide aux yeux d’écrivains comme James McPherson Le Moine ou Arthur Buies qu’on ne peut pas soupçonner de complaisance à l’endroit de l’Église.
Deux traits caractérisent l’écriture de cette Chronique de Rimouski : sa forme anthologique et sa manie de l’exhaustivité.
Loin d’être constitué exclusivement par la prose de Charles Guay, cet ouvrage d’histoire se présente en fait comme une anthologie de textes sur Rimouski, compilés par l’auteur. Il peut s’agir d’articles déjà publiés comme « L’île Saint-Barnabé » de Joseph-Charles Taché, paru en 1865 dans Les Soirées canadiennes et dont l’auteur cite de larges extraits à propos de l’ermite Toussaint Cartier. Il peut également s’agir d’inédits comme les notes réunies par le généalogiste Cyprien Tanguay ou encore les recherches manuscrites de l’abbé Georges Potvin. Cette forme anthologique fait du livre à la fois une œuvre collective et une somme de tout ce que les archives avaient consigné sur le passé rimouskois au début des années 1870.
Par ailleurs, la Chronique de Rimouski se signale par son goût de l’inventaire et sa manie des listes de toute sorte. On y trouve, par exemple, l’énumération de tous les prêtres qui ont desservi la paroisse, la liste des députés du comté, le nombre de mariages, de naissances et de sépultures, année par année, de 1701 à 1872, le catalogue des supérieurs, directeurs et professeurs du Collège industriel et agricole et du Séminaire de Rimouski, etc. Cette propension à la compilation témoigne de la volonté de totaliser tout ce que l’on peut documenter sur l’histoire d’un lieu, jusqu’à la vie de chaque individu enregistrée dans la comptabilité annuelle des naissances et des décès. D’une manière artisanale et involontaire, on trouve là en germe des éléments qui peuvent faire penser à la dimension « statisticienne » de la future histoire sociale ou à la très petite échelle de la microhistoire d’un Carlo Ginzburg.
Il est étonnant que Charles Guay soit, grâce à sa chronique, lié à jamais à Rimouski, où, pourtant, il ne séjourna en tout que cinq ans. La suite de sa carrière l’amènera dans la vallée de la Matapédia, aux États-Unis et en Europe, pour y obtenir, entre autres, des fonds pour la construction et les œuvres du séminaire. Son entregent et son habileté lui vaudront d’être nommé secrétaire apostolique lors d’un séjour à Rome et de pouvoir porter ainsi le titre de Monseigneur sans être évêque. Il est piquant par ailleurs de se rappeler la posture déférente qu’il adopte à l’égard de Mgr Langevin en 1873, quand on sait les démêlés qu’auront les deux hommes quelques années plus tard. Dans une lettre de juillet 1888 adressée à l’évêque qui refuse de bénir et de payer les nouvelles cloches de la chapelle de Restigouche, Charles Guay écrira entre autres amabilités : « Il est parfaitement connu que vous demander un sou, c’est vous arracher le cœur et vous saigner aux quatre membres. » Se trouvent ainsi curieusement réunis dans la même personne le plus fidèle partisan du diocèse de Rimouski et le plus farouche adversaire de son premier évêque.