
Est-ce la terre ou le sol d’une galerie que le public foule en pénétrant dans la salle d’exposition? Invité à se déchausser, le spectateur marche sur trois bandes qui parcourent la salle jusqu’à la porte d’entrée. Ces bandes en relief sont, pour l’artiste, des sentiers. Les textures-matières qui les composent agissent directement sur la plante des pieds. Cette « réflexologie » plonge le spectateur dans une exploration sensorielle qui le ramène à la terre. « Nos pieds marchent sur la terre et, grâce à cela, notre esprit est relié à l’univers », dit Jenny Wallace, parlant de la spiritualité des Cherokees1. On trouve cette vision du monde dans toutes les traditions spirituelles amérindiennes et orientales. C’est dans cet esprit que Nadia Aït-Saïd propose une expérience sensible et inclusive. Elle brouille la frontière entre nature et culture pour mieux en dévoiler l’illusion.
Depuis plus d’une décennie, Nadia Aït-Saïd passe son temps entre la mer gaspésienne et les lieux d’enseignement bouddhiste. Sa démarche a ceci de singulier que ses pratiques artistique et bouddhiste s’entrelacent sur un même territoire. Il émanait déjà des œuvres antérieures, ses tableaux de textures-matières, une dynamique viscérale qui touchait le cœur et l’âme du spectateur. Même si plusieurs de ses œuvres ont été présentées sur la scène internationale, la méditation l’a longtemps emportée sur les considérations professionnelles : pour Nadia Aït-Saïd, il s’agissait de développer le sens du dépouillement et la « force de bienveillance2 », sans quoi l’art n’aurait aucun sens. L’installation Engramme arrive de ce long recul telle une vague. Ses tableaux éclatés embrassent maintenant tout l’espace. Nous y entrons comme on entre dans la mer, cette matrice qui apaise en agissant sur nous de l’intérieur.
Lors du vernissage, une petite fille s’est tout bonnement couchée sur un des sentiers. Seule au monde dans la foule de spectateurs, baignée dans la lumière qui domine l’installation et bercée par une trame sonore dont le volume tient du chuchotement, elle était à sa manière… en méditation. Qu’en dire, sinon que les enfants possèdent un flair remarquable pour repérer l’authenticité. Ils adhèrent à une œuvre ou n’y adhèrent pas. Ne sont jamais entre les deux.
Avec Engramme, l’artiste a créé sur trois bandes-sentiers un relief prononcé en y gravant une écriture imaginaire. La bande centrale, fendue, fait apparaître un assemblage de pièces de tissu qui réactualise la tradition de la courtepointe. Est-ce une rivière ou le sang menstruel qui coule pour nous rappeler l’univers cyclique, la permanence dans l’impermanence? L’artiste a installé au centre de cette bande un cercle de milliers de petites sculptures en forme de statuettes. Les Tibétains les appellent des tsa tsa; elles servent parfois à contenir les cendres des défunts.
L’artiste a invité plusieurs personnes à brûler des lettres et des photos précieuses. Elle en a ensuite scellé les cendres dans les tsa tsa et, mêlées à de l’eau, les a insérées, comme un pigment, dans les interstices de son écriture imaginaire. Une vidéo d’art rappelle ces rencontres du feu et du dépouillement. La générosité que demande le geste de laisser derrière soi plane dans l’espace telle une âme bienveillante.
Entre art et méditation
Matthieu Ricard, chercheur et moine bouddhiste tibétain, se prête depuis plusieurs années à des expériences scientifiques. Les chercheurs en neurosciences de l’université du Wisconsin analysent les données renvoyées par des électrodes branchées sur son crâne pendant ses méditations. Ces recherches ont permis de découvrir entre autres que l’activité électrique du cerveau augmente considérablement pendant la méditation. Certaines zones, qui habituellement s’ignorent, se connectent les unes aux autres, la pression sanguine et l’anxiété diminuent pendant que le système immunitaire se renforce.

L’artiste a installé au centre de cette bande un cercle de milliers de petites sculptures en forme de statuettes. Les Tibétains les appellent des tsa tsa; elles servent parfois à contenir les cendres des défunts. Photo: Vicky Boulay
Parle-t-on ici de méditation ou du processus de création artistique? Au-delà de l’anxiété inhérente à l’organisation d’un chaos et, malgré que l’expérience artistique soit plus volatile, les artistes en processus connaissent une augmentation de l’électricité et des connexions apparentée à l’expérience de la méditation. La santé d’une œuvre telle Engramme dépend aussi de cette activité qui l’a portée à terme. Nadia Aït-Saïd, en créant un pont entre art et méditation, déploie des pistes de réflexion. Qu’en est-il de ce sentiment d’apaisement qui traverse l’installation? Tient-il du seul bien-être individuel ou nous ouvre-t-il aussi à une conscience accrue de notre responsabilité collective? Le sentiment exacerbé de l’importance de soi n’engendre que violence et maladie. Il se traduit aujourd’hui par une conception du monde centrée sur la réussite économique. Mais au même moment se dessine une intelligence du cœur. Des penseurs de plus en plus nombreux osent la question : l’altruisme serait-il la pensée du XXIe siècle? L’artiste Nadia Aït-Saïd fait partie de ceux-là.
L’installation Engramme est présentée au Musée de la Gaspésie jusqu’au 26 janvier 2014, pour ensuite faire l’objet d’une tournée, qui commencera au Centre des arts visuels d’Amos, en février.
- Paroles de Jenny Wallace rapportées par Christine Issel dans Reflexology : Art, Science and History, New Frontier Publishing, 1996.
- Selon une expression de Matthieu Ricard, chercheur et moine bouddhiste.