
Instruits par un siècle cruel marqué par deux conflagrations mondiales et les affres du colonialisme, les peuples savent désormais qu’il ne leur suffit plus d’assimiler les étrangers, d’étouffer la diversité. Face au défi qu’impose cette dernière à l’ensemble des sociétés contemporaines, deux attitudes seulement sont possibles : la crispation, le repli sur soi, ou encore la recherche d’aménagements à travers un mouvement perpétuel de redéfinition de soi.
C’est par ce détour par l’histoire du XXe siècle que Gérard Bouchard, sociologue, historien et intellectuel réputé, a introduit la question du pluralisme lors de la conférence publique qu’il a prononcée en ouverture du 66e Congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF), le dix octobre dernier, à l’Hôtel Rimouski. Fondé par Lionel Groulx en 1946, l’Institut est la plus importante association francophone d’historiens en Amérique du Nord.
Devant une foule nombreuse et attentive composée aussi bien d’universitaires que de gens du grand public, fidèle aux positions qu’il défend dans le dernier ouvrage qu’il a fait paraître, L’interculturalisme1, M. Bouchard a dégagé les fondements historiques du modèle québécois d’aménagement de la diversité du dernier quart du XXe siècle. Défini comme une manière d’arbitrer les rapports entre majorités et minorités et de rechercher un point d’équilibre entre identités et droits, l’interculturalisme est en quelque sorte un produit local, le fruit d’une réflexion conduite à partir des conditions socio-historiques propres à la société québécoise. Longtemps sous le contrôle de l’Église catholique, la société s’est transformée et ouverte progressivement sur le monde à partir de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir rejeté le modèle trudeauiste du multiculturalisme, jugé peu adapté à son statut de culture francophone en Amérique, le Québec a plutôt développé une formule originale dont s’est inspiré le Conseil de l’Europe en 2008 et à laquelle s’intéresse actuellement le Japon.
Ce modèle, qui devrait faire notre fierté, a toutefois été compromis par la crise des accommodements raisonnables et, depuis peu, par le projet de Charte des valeurs du gouvernement du Parti québécois. Ces événements ont mis en lumière ce que M. Bouchard qualifie de fausses antinomies. Au nombre de quatre, elles constituent autant d’empêchements à la pleine réalisation de la société québécoise :
Nation civique/nation ethnique. La nation purement civique, c’est-à-dire définie uniquement à partir de critères juridiques ou abstraits, relève de l’utopie. Aucune société ne peut faire l’économie d’un univers symbolique qui sert de fondement à la fois à l’action et à la mobilisation de ses citoyens. Réciproquement, l’État-nation comporte une base formelle et ne peut être exclusivement tourné vers l’accomplissement du groupe national. Les sociétés étant toujours des mélanges de valeurs civiques et culturelles, il est dès lors impossible de condamner par principe les aspirations nationales d’une société donnée.
Universel/particulier. Les valeurs ne sortent jamais de la cuisse de Jupiter ; elles naissent dans le terreau des particularismes, se forgent à travers l’histoire des sociétés et se transmettent de génération en génération à travers leur mémoire. Ainsi, la liberté et l’égalité, les valeurs universelles par excellence, n’ont pas la même signification en France ou aux États-Unis.
Pluralisme/mémoire nationale. S’il permet de cultiver les valeurs universelles, le pluralisme ne mène pas forcément au relativisme ni n’implique que l’on renie sa mémoire ou renonce à ses particularismes. Les valeurs se nourrissent du rappel, et c’est justement le rôle des historiens que de rappeler la racine des valeurs.
National/citoyenneté (dans l’enseignement de l’histoire). Il est futile d’opposer l’histoire « citoyenne » à l’histoire « nationale ». Toute histoire est faite de choix, ce qui incite M. Bouchard à dénoncer la dérive de la science historique « positiviste », qui suggère qu’une histoire construite sur les valeurs universelles serait par nature plus objective. En revanche, il refuse l’option d’une histoire écrite du seul point de vue de la majorité.
« Le civique est indissociable du culturel ». L’énoncé résume à lui seul l’essentiel du propos de celui qui a coprésidé la commission Bouchard-Taylor. Sa conférence s’est conclue par un appel à une histoire capable d’allier raison et émotion afin de raviver les valeurs. En montrant la genèse de celles-ci, leur évolution incertaine et parfois difficile, ainsi que leurs promesses pour l’avenir, une telle histoire aurait une véritable force intégratrice.
C’est ainsi que selon M. Bouchard, l’interculturalisme s’impose comme le modèle le plus adapté à la réalité politique et culturelle du Québec, la meilleure solution pour résoudre les fausses contradictions et, ultimement, le moyen le plus sûr et le plus respectueux d’atteindre une forme d’équilibre en matière d’aménagement de la vie commune. On déplorera seulement que cet interculturalisme, imité en Europe ou au Japon, soit encore, étonnamment, si peu connu des Québécois eux-mêmes.
- Gérard Bouchard, L’interculturalisme : un point de vue québécois, Boréal, 2012, 288 p.