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Deux modèles de laïcité ?

Par Normand Baillargeon le 2013/11
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Deux modèles de laïcité ?

Par Normand Baillargeon le 2013/11

Sur certains aspects, il faut en convenir, le débat sur la laïcité qui est en cours au Québec est désolant.

Ce nécessaire débat est complexe, puisqu’il oppose, il faut le savoir, deux visions riches et crédibles du vivre-ensemble entre lesquelles il nous faudrait lucidement faire un choix.

Trois raisons de se désoler de l’actuel débat

Si ce débat est si désolant, c’est, pour commencer, que le Parti québécois a très maladroitement (ou peut-être bien très adroitement…) baptisé le projet qu’il met de l’avant : « Charte des valeurs québécoises », titre source d’une profonde confusion. En effet, la laïcité, pas plus que l’égalité entre hommes et femmes, n’est une valeur strictement québécoise, et c’est par son inscription dans l’universel qu’il faut la promouvoir et la défendre.

Par ailleurs, il est inadmissible, parce qu’incohérent, de demander aux autres le respect d’un principe de neutralité auquel on se soustrairait soi-même en maintenant, après avoir argué qu’il ne s’agit cette fois que d’un artefact traditionnel ou culturel, le crucifix à l’Assemblée nationale, ou pire, le cas échéant : en votant en sa présence une loi sur la laïcité.

De plus, bien des gens semblent en ce moment ne pas avoir compris que ce dont il est question, c’est de la neutralité de l’État et éventuellement de certains de ses fonctionnaires, de la neutralité de l’espace civique, en somme, et absolument pas de celle de la société civile. On ne discute donc pas en ce moment, et nous ne devons pas en discuter parce que cela n’a pas de sens, de la laïcité de l’espace privé ou de l’espace public, où les gens ont l’entière liberté de faire ce qu’ils et elles veulent, entre autres en matière vestimentaire.

Mais comment assurer au mieux cette neutralité de l’espace civique ? C’est là une question difficile, qui ouvre sur un vaste débat qui devrait être tenu, dans toute sa complexité, dans les termes où il se pose : ceux de laïcité et de laïcité ouverte.

Laïcité et laïcité ouverte

D’un côté, certains défendent une conception qu’on pourrait dire classique ou républicaine de la laïcité : la séparation de l’Église et de l’État et la neutralité de ce dernier face aux croyances religieuses sont tenues pour les garants du respect de la liberté de conscience et impliquent un aménagement de l’espace civique dans lequel le politique marque son respect des diverses croyances, religieuses ou métaphysiques, en n’en reconnaissant aucune.

Cette laïcité, inventée en France, en particulier par le philosophe Condorcet, est entre autres prônée au Québec par le Mouvement laïque québécois. Il est important de bien comprendre que cette laïcité n’est pas anti-religieuse et que bien des croyantes et des croyants y adhèrent, comme à ce qui permet le mieux d’aménager le vivre-ensemble dans le respect de la liberté de conscience.

Ceux et celles qui la contestent lui opposent plusieurs arguments qui méritent une sérieuse réflexion.

Ils font par exemple valoir que la neutralité elle-même n’est pas neutre, qu’elle a des effets différenciés sur les groupes auxquels on l’applique et que dans le contexte multiconfessionnel d’une société depuis peu pluraliste, des traditions inscrites de longue date dans l’histoire jouissent de facto de traitements préférentiels — pensez par exemple aux calendriers civiques ou scolaires, qui reflètent notre histoire et qui privilégient le christianisme.

Mais surtout, les adversaires de la laïcité républicaine pensent que le modèle de l’individu que celle-ci promeut le conçoit comme un être abstrait, en quelque sorte coupé de toute tradition, de toute appartenance, ou à tout le moins le somme de se couper d’elles pour espérer devenir fonctionnaire ou même pleinement citoyen.

Ils arguent donc que le vivre-ensemble, la liberté de conscience et le respect des droits sont au mieux servis par une laïcité qu’ils appellent ouverte. Le philosophe Charles Taylor a ainsi réclamé que l’on mette en oeuvre ce qu’il a appelé des « politiques de la différence », qui vont nettement plus loin que la simple neutralité. Par elles, « ce dont on demande la reconnaissance, écrit-il, c’est l’identité unique de ce groupe ou de cet individu qui les distingue de tous les autres. L’idée est que c’est précisément cette distinction qui a été ignorée, gommée ou assimilée à l’identité dominante ou majoritaire. Et cette assimilation constitue le péché le plus grave contre l’idéal d’authenticité. »

L’État peut bien avoir un devoir de neutralité, dira-t-on, mais pas les individus, même pas ceux qui travaillent pour lui et face auxquels l’État a le devoir de mettre en oeuvre, comme pour l’ensemble de ses citoyens, des « politiques de la différence ».

Une tout autre vision des droits, des libertés et du vivre-ensemble en découle.

Par-delà les déplorables invectives lancées par les uns et les autres, par-delà les accusations de racisme et de xénophobie d’un côté, d’anti-québécisme de l’autre, il y a là un vrai et sérieux débat à tenir. Il est hélas mal engagé, et le gouvernement a une part de responsabilité dans ce déplorable état de fait.

Cela dit, de mon côté, je n’ai jamais caché que ma préférence pour la laïcité « tout court » serait plus apte à assurer la neutralité de l’État, le respect de la liberté de conscience et des droits et libertés dans une société pluraliste.

Et c’est pourquoi, notamment, je préconise que l’interdiction du port de symboles religieux soit imposée non seulement aux fonctionnaires occupant des fonctions régaliennes (juges, avocats, policiers, et ainsi de suite), mais aussi à ceux et celles qui représentent l’autorité de l’État en un sens large et donc, par exemple, aux enseignantes et aux enseignants qui sont responsables de former des citoyens dans un espace civique particulier : l’école.

Normand Baillargeon est professeur en sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal, essayiste, militant libertaire, chroniqueur et collaborateur à différentes revues alternatives. On peut également le rattacher au mouvement sceptique contemporain. Il a co-dirigé avec Jean-Marc Piotte l’écriture du livre Le Québec en quête de laïcité, publié aux Éditions Écosociété en 2011.

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