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Chants lexicaux

Par Patricia Couture le 2013/09
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Chants lexicaux

Par Patricia Couture le 2013/09

Pendant les manifestations de l’hiver dernier, quand ILS avaient fait faire le bond de trop aux factures d’électricité déjà coupe-gorge et invérifiables, la rue s’était déchaînée. Il y avait eu des heurts sanglants, des morts par immolation, le gouvernement avait démissionné. Mais de cela, la presse internationale avait fait bien peu écho, personne ne s’intéresse à ces petites républiques qu’on appelle aujourd’hui les PECO (Pays Europe centrale et orientale).

Vol au-dessus d’une nuit (dans un coucou), atterrissage à YUL. Dans le taxi vers l’hôtel, la toune de deux sœurs boulottes. Puis, malgré ou à cause du décalage horaire, des paysages sur la 132, du bébé crème molle à 3,75 $ ou de la fameuse torpeur estivale, on sent bientôt monter une envie de s’extasier comme les Français sur ces grands espâââces et ces Québécois adorâââbles. Et on se souvient qu’on EST Québécois, et on se met à être heureux.

Car après avoir mis tous ces kilomètres entre le trouble et nous et pendant que le reste du monde se durcit, se révolte, se radicalise, s’insurge, se meurt, on écoute Rouge FM et CHRM. Oui, pendant la Syrie, la Turquie, l’Égypte ou le Liban encore, et ces autres petits pays qui doivent être proches de la Sibérie, le Québécois a la chance d’écouter du Vincent Vallières et du Kaïn. Parce que les Québécois, fatigués de taper sur des casseroles et enfin libérés des libéraux, ont ramassé leur petit bonheur et en ont fait des chansons et des annonces de Cheerios. Alors Vincent pis l’autre gang chantonnent sur les ondes leurs couplets tout en prose de statut Facebook. Ils aiment beaucoup la nature, il y a beaucoup d’« étoiles », de « ciel », d’« arbres », de « soleil », de « neige », de « dehors » et de « bois » dans dans les paroles de leurs ballades. Avec eux, les Québécois sont heureux d’un printemps au premier degré. Ils sont très famille aussi, les troubadours, ils ont des blondes et des enfants qui jouent dehors, une maison, un chalet et probablement des REER. Pourtant, jamais vu du monde avoir aussi hâte à la retraite : « vieillir », « vieillesse », « on va vivre vieux », « fini de payer la maison », « faces ridées », « têtes blanches », et considérer déjà, en début trentaine, leur conjointe comme un « repère tranquille ». Ça doit être qu’ils sont encore paradoxalement bien petits parce que c’est juste quand on est petit qu’on a tellement hâte de grandir et de devenir « vieux ».

Pendant ce temps à Sofia, dont la devise est « Raste, no ne staree » (Sofia « grandit, mais ne vieillit pas »), les manifestants du pays le plus pauvre de l’Union européenne occupent les rues et la place du Parlement depuis trois mois, réclamant encore la démission du gouvernement tout juste élu au printemps. À la fois très nationalistes et très critiques de la situation de leur pays, les Bulgares font une musique engagée et cinglante, emmenés par le groupe de rap Upsurt (Absurde), le jumeau slave de nos Loco Locass. Mais le chanteur qui tourne à la radio, c’est Grafa (le Compte). Dans ses chansons ultra-festives et drôlement grinçantes, mélange de rap et de pop, où il feature à qui mieux mieux ses autres copains musiciens, il est question, à double sens et ironiquement toujours, d’évasion, d’avenir meilleur : « été », « bagages », « loterie », « millions », « maison au bord de mer », « départ », « changement ». Les trentenaires bulgares sont joyeux à défaut d’être heureux. Ils aiment la nature, ont des blondes et des enfants qui jouent dehors. Ils s’éclatent lucidement et n’ont surtout pas hâte d’être vieux parce que leur vie durant ils ne pourront se payer une maison ni même, avec des retraites à moins de 150 $ par mois, de bain avec une porte pour rentrer sur le côté. Oui, pendant la Syrie, la Turquie, l’Égypte ou le Liban, pendant que son monde s’écroule, le Bulgare a la chance d’écouter du Grafa.

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