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Pourquoi ont-ils tué Aaron ?

Par Yann Fournis le 2013/07
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Pourquoi ont-ils tué Aaron ?

Par Yann Fournis le 2013/07

Il aurait sans doute pu être un Bill Gates, un Mark Zuckerberg ou un insignifiant qui fait vivre la une de Forbes. Il était seulement Aaron Swartz, 26 ans, et il s’est suicidé en janvier 2013.

Prodige de l’innovation technologique dès son adolescence, il a été de quelques épopées de notre temps, du format informatique RSS au réseau Reddit, en passant par les Creative Commons. Mais cela ne suffit pas : il fut aussi un militant de la lutte contre la censure et de la Guerilla Open Access, de la gratuité et du partage de la connaissance scientifique ; parce qu’enfin, « il est temps de sortir de l’ombre et, dans la grande tradition de la désobéissance civile, de déclarer notre opposition à ce vol privé de la culture publique1 ». Conséquent, il a mis à disposition du public, depuis le Massachusetts Institute of Technology (MIT), des articles scientifiques au moyen de matériel informatique. Poursuivi pour « crime » depuis 2011 (avec 13 chefs d’accusation), il s’est donné la mort en janvier de cette année. Son décès a secoué le microcosme de la prestigieuse Université Harvard, grâce à l’action du professeur Lawrence Lessig, figure de proue du Creative Commons et proche d’Aaron Swartz (le père du procureur chargé des poursuites y est aussi professeur). Mais Aaron Swartz nous parle aussi du macrocosme de l’édition scientifique internationale.

Depuis quelques années, il s’est produit une révolution des modes de production de l’édition scientifique, sur fond d’explosion des nouvelles technologies de l’information et de la communication et d’informatisation du produit de la science. Le déclin des petits producteurs (de type société savante) et l’essor de grands groupes se sont traduits par une remarquable concentration de l’édition scientifique autour d’une demi-douzaine de groupes privés (Reed-Elsevier, Springer, Nature), dont certains sont des géants économiques globaux (Reed-Elsevier est le troisième acteur mondial du secteur de la communication). Dire qu’ils sont en bonne santé tient de la litote : Elsevier, en 2010, au creux de la crise mondiale, a réalisé un profit de l’ordre de 36 %, dans un secteur considéré comme très prometteur par la banque d’investissement Morgan Stanley. Leur modèle d’affaires génial, innovant et rigoureux est digne du meilleur des capitalismes d’imprimerie, qui privatise les bénéfices et collectivise les coûts : ces groupes privés captent l’essentiel des bénéfices de la distribution de la connaissance scientifique, alors que les coûts sont systématiquement assumés par les milieux de la recherche ou, mieux, le public en dernière instance sous forme d’impôt.

Car le public paye au moins quatre fois les publications scientifiques : il finance les chercheurs qui rédigent les articles (et parfois les recherches elles-mêmes), ceux qui les révisent et les évaluent (par les comités de lecture), les bibliothèques qui acquièrent le droit d’accéder aux revues (par les abonnements) puis à leurs archives, ainsi que les chercheurs qui lisent ces articles (pour de nouvelles recherches). De leur côté, les éditeurs privés assument les coûts liés à la publication (en forte baisse) et bénéficient en échange de rien de moins que la cession par les chercheurs du copyright à titre gratuit. Certains mauvais esprits qualifient d’ailleurs ce big deal de racket. Au moins, se dit-on, ce mécanisme doit-il être efficace…… Eh bien même pas : en avril 2012, la bibliothèque de la même Université Harvard, pourtant l’une des plus riches du monde (avec près de 3,75 millions de dollars en abonnements annuels aux grands éditeurs scientifiques), a dénoncé l’environnement de l’édition de périodiques scientifiques comme « fiscalement insoutenable et académiquement restrictif ».

En définitive, la tragédie d’Aaron Swartz rappelle que « l’économie de la connaissance » a bon dos. Dans cette ère dite nouvelle, où la connaissance serait la clé de la richesse collective, les vieilles pratiques d’appropriation, voire d’expropriation privée des ressources du bien commun continuent. Karl Polanyi a raconté la lutte collective que la société industrielle a dû mener pour protéger le bien commun ; dans l’actuelle « société de la connaissance », la lutte contre sa marchandisation et sa privatisation bat son plein. Telle est sans doute une des leçons à retenir du Guerilla Open Access Manifesto : la connaissance est aussi une question de pouvoir politique et de justice sociale parce que « partager n’est pas immoral – c’est un impératif moral ». Alors que le MIT et Journal Storage (JSTOR) avaient abandonné les poursuites contre Aaron Swartz, le procureur du Massachusetts en avait décidé autrement.

  1. Internet Archive, archive.org.
  2. The Guardian, www.guardian.co.uk

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