
En marge d’autres dossiers, le dépôt de la politique agricole marquera l’actualité du printemps 2013. C’est du moins ce que vise le ministre François Gendron, à la tête du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec depuis l’élection du Parti québécois l’automne dernier.
Attendue depuis quelques années, cette politique agricole viendra se substituer à l’ancien contrat social agricole, tel qu’il avait été établi dans le Québec de l’après-guerre. Au Québec comme dans la plupart des pays industrialisés, l’après-guerre assoyait un contrat social inédit, car monofonctionnel, entre les agriculteurs et le reste de la société québécoise. Correspondant aux nécessités repérées dans le contexte de l’époque, ce contrat assignait aux agriculteurs la seule tâche de produire, pour de faibles prix, plus de produits agricoles d’une qualité permettant de subvenir aux besoins de l’industrie et d’alimenter un circuit de commercialisation plus long. En retour, les agriculteurs pouvaient compter sur un filet de sécurité pour leurs revenus, ce qui leur assurait des rétributions suffisantes pour vivre du travail qui était le leur, de même que sur une place dans la société. À ce titre, un certain nombre d’institutions furent mises en place et consacrèrent le mode de production agricole productiviste et expansionniste comme le seul légitime, puis le seul possible en vertu des obstacles à l’expression d’alternatives paysannes.
C’est le monopole radical généralisé : celui du mode industriel de production agricole. On assiste à un véritable chantier de « dépaysannisation » de l’agriculture. L’entreprise est « sociocidaire ». Chez nos cousins français, on annonce déjà la fin de la civilisation paysanne. Henri Mendras, sociologue de la ruralité, est clair à ce sujet : la société paysanne fera place à une société technicienne. Ici, on remblaie. On draine. On fait de la plaine, là où nos grands-pères avaient fait de la terre, deux générations plus tôt. On entend de moins en moins parler d’agriculture. Il est de plus en plus question de tracteurs, de John Deere. On crée une seconde nature à leur image. On se fait esclave de la dette qu’ils occasionnent. Pendant ce temps, les petits paysans se font tassés sur la bande. Leur utilité sociale est minée, leur place en milieu agricole, compromise.
Or, voilà que les fondements de ce contrat sont aujourd’hui questionnés et que l’agriculture productiviste entre dans une phase de doute, de remise en question, de crise. Elle produit tant qu’il faut gérer les surplus. Des crises épidémiologiques alarment les citoyens. En 2006, l’actualité de cette crise conduisait le gouvernement du Québec à créer la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois (CAAAQ). En 2007, des consultations publiques étaient entreprises à la grandeur de la province. Le rapport Pronovost, du nom de son principal commissaire, voyait finalement le jour en 2008. L’accueil qu’on lui réserva fut généralement bon. Mais depuis : aucune suite sérieuse.
La question de la politique agricole a ressurgi dans l’actualité avec l’élection du gouvernement péquiste à l’Assemblée nationale. Depuis, de nombreux observateurs s’attendent à ce que la question de la multiplication des activités agricoles figure parmi les fondements de cette politique, étant donné la reconnaissance dont celle-ci avait fait l’objet de la part de la CAAAQ. Mais la question des implications pratiques de la multifonctionnalité et de l’obligation de diversifier les activités pour la paysannerie québécoise reste entière : le paysan retrouvera-t-il une place dans la société québécoise et au sein de nos territoires ruraux ? Rien n’est moins sûr.
La multifonctionnalité semble se présenter comme un nouvel avatar du productivisme agricole, aux côtés d’autres notions (développement durable, souveraineté alimentaire, etc.). Ce serait du moins l’avis du géographe Geoff A. Wilson, pour qui le développement parallèle des discours académique et politique au début des années 1990 aurait fait de la multifonctionnalité une notion floue, malléable ; bref, sujette à des différences d’appréciation. Ainsi la notion servirait-elle de paravent de vertu à une agriculture au demeurant largement productiviste. Tout porte donc à croire que le principe de multifonctionnalité ne figurera pas dans la politique agricole de 2013 : tout au plus présentera-t-elle le paysan comme une curiosité et le cantonnera-t-elle dans l’espace fugace du spectacle. Mais dans ces conditions, peut-on encore parler de place ? Poser la question engage la réponse. Car si nous souhaitons véritablement repréciser la place du paysan dans la société québécoise et au sein des territoires, il nous faudra attribuer un contenu moral à la multifonctionnalité et repenser complètement la nature des liens que nos sociétés entretiennent avec leur économie régionale et locale, de même qu’avec la nature, à travers une agriculture qui va au-delà de la seule (sur)production d’aliments et de fibres.