Les hommes et les femmes des sociétés archaïques rivalisent de générosité, se battent en quelque sorte pour donner, parce que c’est en donnant qu’on écrase.
– Marcel Mauss
L’appât du don
Triste spectacle que nous offrent les audiences de la commission Charbonneau : des fonctionnaires corrompus se confessent et tentent de nous faire croire qu’ils sont en réalité les victimes d’un système dont ils ne seraient pas responsables. Des centaines de milliers de dollars encaissés, des voyages, des bouteilles de vin, des jambons. « Difficile de refuser », dit l’un d’entre eux. Difficile de trouver meilleur exemple d’une déficience morale crasse matinée de repentance mollassonne.
Corrompre par des dons est vieux comme le monde. C’est en faisant des cadeaux à ses ennemis que la dynastie des Zhou s’est imposée, et c’est en assignant une place précise à chacun pour la distribution de ses faveurs qu’elle s’est maintenue pendant mille ans. On dit même que l’organisation du Parti communiste de Mao fut un mélange de bolchevisme et de doctrine des Zhou.
L’appât du gain
Tout porte à croire qu’une confrérie de voleurs, d’entrepreneurs véreux, a réussi à empocher des milliards en gonflant les coûts de réfection de nos infrastructures, et ce, jusqu’à 30 % parfois. Et encore, il ne s’agit que du secteur de la construction. Combien de millions avons-nous déjà dépensés pour la création d’un dossier de santé informatisé alors qu’un tel dossier, source d’économies, n’existe toujours pas ?
La morale de cette histoire semble s’appuyer sur la croyance que voler l’État n’est pas du vol, mais de l’habileté, de la débrouillardise. Combien de Québécois partagent, à des degrés divers, cette opinion ?
L’argent du pouvoir
Pour le moment, le lien entre collusion et complaisance du gouvernement ne repose que sur des allégations et des soupçons. Néanmoins, lorsqu’un parti politique amasse deux fois plus d’argent lorsqu’il est au pouvoir que lorsqu’il est dans l’opposition, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a anguille sous roche.
Parlant de soupçons. Aux premiers jours de la campagne électorale de 2007, une ministre responsable de l’organisation de la campagne, en compagnie d’un collecteur de fonds, rencontre dans un chic club privé des hommes d’affaires — d’importants donateurs à la caisse libérale — pour les consulter informellement dit-elle. Pour sortir de ma tour d’ivoire et me rapprocher de la population, ajoute-t-elle, sans rire. Or on ne saurait mentir quand on a un si joli sourire. Il nous faudrait donc conclure que ces hommes, par pure galanterie, auraient attendu que la ministre s’absente de la table pour parler argent. Il est vrai que lorsqu’on a un si joli sourire, il faut de temps en temps rafraîchir son rouge à lèvres. Y a-t-il encore quelqu’un pour croire que Line Beauchamp a quitté le gouvernement libéral à cause d’un désaccord au sujet de la Loi 78 ?
Parmi les commentaires que l’indignation génère, on entend souvent que cet argent versé en trop aurait pu trouver meilleure utilisation, notamment en santé et en éducation. Oui et non. Le budget pour les infrastructures est toujours de l’argent emprunté. Le gonflement de notre dette constitue donc la pire des conséquences : une entrave à notre développement économique, social et culturel, et ce, pour les générations à venir. On n’a qu’à regarder du côté des pays européens pour comprendre qu’une dette gargantuesque oblige à l’austérité, laquelle engendre un ralentissement de l’économie, du chômage, la diminution des services, des baisses draconiennes de salaire pour les fonctionnaires, et j’en passe.
Exorciser le Bougon en nous
Il y a quelque chose de pourri au royaume du Québec. Depuis que nous avons soulevé le couvercle, nous avons tous l’impression d’être souillés par la puanteur qui s’en dégage. Deux pièges nous guettent : une chasse aux sorcières véhémente, qui ferait fuir de la sphère publique nos plus honnêtes politiciens, et le désabusement qui pousserait à dire : puisque tout le monde le fait…
Michel David, dans sa chronique du journal Le Devoir du 1er décembre, appelle à un examen de conscience collectif. Oui, il faut une volonté politique pour faire un grand ménage, mais il faudrait également s’arrêter, réfléchir à tous nos petits comportements de Bougon et à notre laxisme collectif. Voler l’État, c’est voler. C’est voler les enfants, les malades, les gens âgés.
Le don, sans dettes de don
De tels dons existent pourtant, comme en témoignent les aidants naturels, les milliers de bénévoles, les organismes communautaires et les dons faits à Centraide ainsi qu’aux sinistrés en Haïti et ailleurs. Sans compter les services que l’on se rend entre voisins. Tous ces gestes qui nous font du bien parce qu’ils font du bien. Par ailleurs, la tradition de mécénat est ici peu développée, la culture catholique ne nous a pas historiquement habitués à ce retour à la communauté que connaissent par exemple les protestants ou les musulmans.
Ces voleurs ne méritent que mépris. Malgré l’opprobre, aucun d’eux ne se fera hara-kiri. Les envoyer en prison coûterait encore de l’argent. « Remboursez jusqu’à la fin de vos jours » est le seul cri du cœur qui me vienne. C’est la grâce que je nous souhaite.