batèche de mon grand-père
dans le noir analphabète
– Gaston Miron
Lors d’un passage à TLMEP, cette grand-messe du dimanche soir, un journaliste patenté, franc-tireur de surcroît, avait déclaré, fier-pet, qu’il ne lisait pas Le Devoir parce que c’était plein de mots compliqués qu’il ne comprenait pas ! Estomaquée, le seul mot qui m’est venu à la bouche est ce magnifique juron comportant quatre consonnes occlusives, dont une en finale, et qui n’a aucun autre équivalent en français pour exprimer la quintessence de la colère et de l’indignation, mais qui perd de sa puissance jubilatoire lors du passage de l’oral à l’écrit. Vous l’aurez compris, j’étais en ta !
Peut-on imaginer qu’un journaliste du Figaro puisse se déclarer incapable de lire Le Monde sans perdre son emploi sur le champ ? Non seulement ce journaliste, qui n’est pas stupide, et dont les initiales ne sont pas RM, ne risquait rien par cet aveu d’incompétence (et de mauvaise foi), mais il y a fort à parier que son patron s’est réjoui qu’il écrase ainsi un compétiteur.
Et personne en ondes pour lui mettre le nez dedans.
Comment, un demi-siècle après la Révolution tranquille, qui devait nous sortir de l’analphabétisme chronique par la démocratisation de l’éducation et de la condition de porteur d’eau par la mise en place d’un Québec inc., l’ignorance peut-elle encore servir d’attracteur de popularité ?
Un symptôme, certes. Mais de quoi ?
Va savoir…
Conspuer les intellectuels remonte à loin au Québec : Duplessis, Trudeau… de triste mémoire. Pourtant les Québécois se targuent d’avoir une culture dynamique, ils sont fiers de voir des créateurs d’ici s’illustrer à l’international, ils devraient être fous de leur littérature, de leur théâtre, de leur cinéma. Pourtant non, leur préférence va le plus souvent au divertissement facile. Pour le meilleur et pour le pire.
Dans une série sur la misère des riches, David Desjardins, dans Le Devoir, attribuait les réactions virulentes face à l’idée d’augmenter la part des très bien nantis pour mieux répartir le fardeau de l’État non pas à un manque de cœur, mais à une absence de culture. Selon lui, c’est la fréquentation des œuvres difficiles qui permet l’expérience de l’empathie, cette capacité à se mettre à la place des autres. Il allait jusqu’à dire qu’il faudrait « imposer la culture pour avoir accès à autre chose que son environnement immédiat », pour « atteindre un autre niveau de vie, mais qui n’a rien à voir avec le fric1 ».
Ce devrait être le mandat de l’école d’initier les élèves à cet effort de lecture qui permet à l’être de se déployer par l’exploration de la psyché humaine, car si la lecture est bien un acte individuel, la littérature permet aussi de se constituer un corpus de représentations partagées créant un espace commun de compréhension de l’altérité. Lors du printemps érable, il suffisait cependant d’entendre les ministres Beauchamp et Bachand clamer qu’il fallait « arrimer » l’université aux besoins de l’entreprise afin de garantir le développement économique du Québec pour comprendre que la culture n’a pas la part belle dans notre système d’éducation.
On dit souvent que les lecteurs au Québec sont des lectrices et que les garçons ont des problèmes avec la lecture. Comme si la littérature était question d’en avoir ou pas. Est-ce qu’au Québec, littérature et virilité seraient antinomiques ? Pourtant nos écrivains ne manquent pas de testostérone. Il me semblait que nous avions dépassé le stade du héros à la Maurice Richard qui compensait tous nos échecs en scorant avec toute la force de sa détermination. Peut-être faudrait-il une ligue d’amateurs de hockey grands amateurs de lecture – de telles gens existent, mais ils sont peu visibles – qui distribuerait des livres en récompense aux meilleurs compteurs pee-wee pour espérer un jour voir s’exprimer un hockeyeur avec fluidité. Ou encore que la lecture devienne un exercice obligatoire pour la Sainte-Flanelle parce qu’elle favorise la concentration. Au point où nous en sommes, toute stratégie pouvant mener à la coupe serait à considérer !
Et si tous et toutes, nous étions à des degrés divers atteints du même mal, un mal si ancien, si profondément enfoui qu’il emprunte la forme d’un péché originel ? Une sorte de trou noir, une béance de non-être où s’engouffrent nos crises d’identité, comme nos crises d’hilarité, nos cris étouffés et tous ces ricanements que déclenche le moindre sarcasme.
Alors, si c’était le cas, il faudrait peut-être demander au barde de Saint-Élie-de-Caxton de retrouver ce fil qui détricote notre ticorps de laine tissée serrée. Qui d’autre que lui saurait nous convaincre de partir en quête de la Grande Batèche de raccommodeuse capable de rapiécer ce trou de l’être une bonne fois pour toutes, lui qui est si bien dans sa langue et qui sait, comme Miron, comme Vigneault, que le centre du monde étant partout, il est dans le moindre village ?
Parce que l’histoire du grand vilain Minotaure que personne ne veut affronter, on pourrait se la raconter autrement.
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1. « Le niveau de vie », Le Devoir, 4 octobre, 2012.