Il n’y a que les gens qui n’écrivent pas de livres qui en possèdent un bien à eux. Sans doute ceux-là ont-ils trop d’ouvrage pour entreprendre l’écriture d’un vrai bouquin. Et lorsqu’ils s’y risquent, dans une jolie passe latérale, ils confient le plus souvent la plume à un autre, comme l’ont fait tour à tour Jacques Demers et Éric Gagné.
Intégré à la fameuse locution « dans mon livre à moi », son livre à soi devient trop souvent l’expression de la culture de tous les Stan (Les Boys) de ce monde. À propos de Georges W. Bush père, quelqu’un a déjà déclaré qu’en matière de politique étrangère, son ignorance était d’ordre encyclopédique1 !
Sans conteste le best-seller des gérants d’estrade, son livre à soi est un sophisme, c’est-à-dire un raisonnement qui cherche à apparaître comme rigoureux, mais qui en réalité n’est pas valide au sens de la logique. Il s’agit d’un argument d’autorité déguisé, une façon de trancher le débat ou de se réfugier derrière… sa propre opinion ! Puiser dans son livre à soi, c’est faire exécuter à son « je » une feinte magistrale pour déjouer cet intimidant « tu » qui attend sur la ligne de mêlée, c’est se citer en note de bas de page, c’est s’écrire soi-même une lettre de recommandation. Les joyeux drilles du Sportnographe y voient un jack-strap de la pensée. Dans un langage qui sied mieux aux universitaires que nous sommes, nous dirons plutôt une prothèse de l’esprit…
Mais qu’est-ce au juste qu’un livre ? Dès la fin du XVIIIe siècle, Kant le définissait comme étant à la fois un objet et une œuvre. D’évidence, son livre à soi n’est ni l’un ni l’autre. C’est une pure abstraction qui occupe l’inconscient collectif des sportifs de salon, une manière d’officialiser son expérience tout en la revêtant d’une autorité livresque.
Se référer à son livre à soi, c’est signer le crime parfait de la pensée. Les paroles s’envolent et les écrits restent, dit l’adage. Mais pas dans son livre à soi, puisque celui-ci ne laisse aucune trace et se trouve dans un état de réécriture perpétuelle. On peut y lire une chose le jour et le contraire la nuit. C’est un guide de novlangue à l’usage des sportifs, l’alibi idéal de celui ou de celle qui ne sait pas, mais qui ne veut pas le laisser voir. Personne ne l’ayant lu, personne n’étant à même de le lire, aucune chance d’être démasqué, pris en défaut ou encore admis au Club sélect des mal cités. Concédons-le aux défenseurs du genre : dans le monde qui est le nôtre, il y a quelque chose de rassurant, de réconfortant même, à savoir qu’on est toujours d’accord avec soi-même dans son livre à soi.
Ce dernier est toujours disponible sur les rayons de notre bibliothèque personnelle, juste à côté de l’« agenda caché » de Pauline Marois et du secret de la Caramilk. On peut le sortir de sa poche gauche et le brandir à tout instant, comme autrefois le Petit Livre rouge de Mao. Toujours, il contient l’information que l’on cherche ; toujours, il démontre ce que l’on entend démontrer. Quand Michel Bergeron et Justin Trudeau affirment que, dans leur livre à eux, le but de Michel Côté était bon ou que le rapatriement unilatéral de la Constitution de 1982 a amélioré le Canada, ils se réfèrent de toute évidence à un savoir occulte, à une autorité suprême qui n’est pas sans rappeler celle du « Livre » dans de nombreuses traditions religieuses.
Même si les sportifs – et les politiciens – ne sont pas tous des modèles d’éloquence, il n’en reste pas moins que les métaphores livresques abondent dans le langage sportif. À la boxe, ne parle-t-on pas du meilleur boxeur « livre pour livre », référant sans doute par là aux arguments-chocs que celui-ci sert à ses adversaires ? Faut-il, par ailleurs, voir dans cette expression l’inspiration du « combat des livres » auquel on peut assister depuis quelques années à la Première chaîne de Radio-Canada ? Dans les sports collectifs, on dira que les joueurs étaient tous « sur la même page » pour signifier la cohérence du jeu d’une équipe. Il y a aussi le livre des records propre à chaque sport, que tous les sportifs espèrent réécrire. Par ailleurs, ces derniers souhaiteront rapidement « tourner la page » sur une défaite, mais ils voudront à coup sûr « marquer une page d’histoire ». Enfin, c’est un autre cliché sportif que d’affirmer qu’un entraîneur « joue le livre » lorsqu’il prend des décisions conservatrices. Vous avez d’ailleurs raison, chers lecteurs, de sourciller en lisant les mots « livre » et « conservateurs » dans la même phrase. Parlez-en à Yann Martel qui a envoyé une soixantaine de livres à Stephen Harper, sans jamais recevoir de réponse. Voilà un gouvernement qui ne vaut pas cher le livre…
Lire aux autres son livre à soi, c’est marquer dans son propre filet, c’est commenter en direct le match de sa propre vie, c’est fixer soi-même et changer à mesure les règles du jeu. Ne préférez-vous pas, comme nous, les livres des autres ?
__________
1. Nicole Bernheim, Où vont les Américains ?, Éditions La Découverte, 2000.