Le premier roman publié au Québec, L’Influence d’un livre (1837) de Philippe Aubert de Gaspé fils, thématisait déjà l’importance de ce mystérieux objet rectangulaire, apparu au Ier siècle av. J.-C., auquel l’invention de l’imprimerie à la Renaissance allait donner une puissance de diffusion sans équivalent : le livre. Bien qu’on ne cesse de proclamer sa disparition imminente au profit de l’iPad et autres tablettes électroniques, il reste qu’il ne s’est jamais imprimé autant de livres qu’aujourd’hui et que l’on ne s’est jamais autant intéressé à l’histoire du livre, des bibliothèques et de l’imprimerie.
Avec raison du reste, car le livre a façonné bien des communautés, entre autres celle de Rimouski qui a, très tôt, bénéficié de l’influence des livres. La ville a en effet connu une alphabétisation extrêmement rapide au cours du XIXe siècle, à l’instar de tout le Québec où, en moins de cent ans, le taux de gens sachant lire et écrire est passé de moins de 5 % à près de 75 %. C’est à cette époque que l’accès à la culture et au livre s’est véritablement élargi. Et l’Église n’y a pas été étrangère, elle qui, pendant longtemps, s’est sentie investie de la mission civilisatrice de conserver et de propager l’héritage de toute l’Antiquité gréco-latine, comme si elle avait pris le relais de l’ancien Empire romain.
On ne s’étonnera donc pas que, sous les auspices du curé de la paroisse, l’écrivain Joseph-Charles Taché ait pris l’initiative, en avril 1855, de créer l’Institut littéraire de Rimouski, en offrant 700 volumes de sa bibliothèque personnelle. Dans la décennie suivante, cette première bibliothèque publique de la région a été donnée au Collège de Rimouski, qui allait bientôt devenir un séminaire. Cette collection historique est aujourd’hui conservée au Centre Joseph-Charles Taché de l’UQAR. L’inventaire de ce fonds patrimonial révèle des richesses insoupçonnées. C’est toute l’histoire de la collectivité qui s’y donne à lire.
Ainsi, le Rituel du diocèse de Québec, publié en 1703 par Mgr de Saint-Vallier et premier ouvrage du genre à être écrit spécifiquement pour la célébration de la messe et l’administration des sacrements en Nouvelle-France, montre comment le sacré façonnait la vie des premiers Québécois, depuis le baptême jusqu’à l’extrême-onction. Il est d’autres circonstances plus exceptionnelles, aussi prévues par le Rituel, par exemple l’exorcisme « pour obliger le démon à répondre ». La formule latine à utiliser par le prêtre en pareille circonstance peut se traduire comme suit : « Je t’exhorte et je te conjure, esprit immonde, par le Dieu vivant, de te révéler à moi sincèrement et de préciser clairement en français ou en latin le nom que t’a donné le prince des ténèbres. » On pourrait s’étonner de cette obligation faite au démon de répondre dans l’une ou l’autre langue, mais le recours à une langue inconnue du possédé constituait l’un des indices corroborant un cas de possession véritable.
On trouve également le Lexicon ciceronianum de Mario Nizzoli, réédition de 1734 d’un ouvrage paru pour la première fois en 1535. Ce dictionnaire cicéronien témoigne de la culture lettrée des élèves privilégiés qui ont fréquenté le séminaire de Rimouski entre 1870 et la fin des années 1960. Conçu par un humaniste italien de la Renaissance, ce dictionnaire avait pour but avoué d’amener les apprentis latinistes à tutoyer Cicéron dans sa propre langue.
La collection conserve également la troisième édition du Véritable Petit Albert ou secret pour acquérir un trésor de Joseph-Norbert Duquet, parue en 1881. Ce livre se veut un véritable antidote au Petit Albert, compilation de recettes magiques qui faisait rêver les gens du XIXe siècle, en particulier ceux qui ne savaient pas lire ou lisaient avec peine. C’est le cas du héros de L’Influence d’un livre, Charles Amand, qui cherche en vain à s’enrichir rapidement grâce au Petit Albert. Avec son Véritable Petit Albert, Duquet voulait détromper les esprits crédules espérant trouver dans ce livre les moyens d’acquérir des trésors ou d’invoquer le diable.
Rimouski a également été marquée par les livres qu’on y a imprimés. Une fois de plus, c’est à l’ombre du clocher de la cathédrale que les premiers livres rimouskois ont été publiés. L’un des plus anciens exemples du genre est le recueil de mandements et de lettres pastorales de Mgr Langevin, premier évêque de Rimouski, paru en 1872. On trouve également des curiosités, comme la thèse de doctorat en droit intitulée La puissance paternelle, soutenue par Elzéar-Auguste Côté à l’Université Laval et publiée à Rimouski par l’imprimerie générale S. Vachon en 1926. Le même imprimeur avait, du reste, fait paraître l’Almanach du Buveur pour 1907, vendu au prix de cinq cents. Cet ouvrage, typique de l’esprit qui prévalait à l’époque, proposait 25 belles gravures de tempérance ainsi que des morceaux choisis de textes prônant l’abstinence de l’alcool. Le plus savoureux reste la publicité pour la boisson mousseuse et pétillante appelée Limlitha, garantie sans alcool, décrite comme rien de moins qu’un substitut du champagne et fabriquée par un marchand de ginger ale !
La vocation des communautés est souvent façonnée par la longue durée de l’histoire, ce qui explique sans doute la difficulté de reconversion que connaissent la plupart des anciennes villes industrielles. La vocation culturelle et universitaire de Rimouski n’est pas née soudainement dans les années 1960. Elle s’était préparée depuis le XIXe siècle et l’influence du livre y a joué un rôle déterminant, et ce, dès l’époque pionnière de l’Institut littéraire. D’une certaine façon, c’est cette tradition qui se poursuit aujourd’hui encore par la tenue à Rimouski du plus ancien Salon du livre au Québec.