Actualité

Plus ça change, plus c’est pareil

Par Pierre Landry le 2012/12
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Plus ça change, plus c’est pareil

Par Pierre Landry le 2012/12

Si je me souviens bien, c’est un peu comme ça que ça s’est passé. À l’époque, Percé était la Mecque de la jeunesse québécoise. Dès la fin des classes et aussitôt que la température était assez clémente pour qu’on puisse coucher dehors sans trop se les geler, on garrochait un sac de couchage et une couple de paires de bobettes moins sales dans son packsack, on s’esquivait en douce du loyer en passant par la fenêtre d’en arrière pour ne pas éveiller les soupçons du propriétaire, et en route pour la Gaspésie !

Après 500 milles de réparation, 43 pouces et deux ou trois nuits passées dans un fossé ou en arrière d’une grange, on arrivait enfin à destination. Là, les choses n’étaient pas compliquées. La première journée, on la passait vaguement sur la brosse, renouant avec le capitaine Ti-Loup et son fils Ti-Bi, qui nous taillaient des filets à même de gigantesques morues à peine sorties de l’eau. Le soir, on allumait un feu sur la plage, juste à côté du quai, parce qu’il y avait une plage à côté du quai à l’époque. On faisait cuire les filets à même le feu, dans du papier d’aluminium, avec des patates probablement piquées le jour même chez Robin (prononcé robine). On sortait les guitares et les flûtes à bec, Ti-Loup se joignait souvent à nous et ça donnait lieu à un curieux méli-mélo où se succédaient de vieilles chansons gaspésiennes, les plus récents succès du hit-parade et les dernières tounes de Tex Lecor. À un moment donné, repus et à court de refrains, on s’endormait sur place, dans son sleeping, pour se réveiller au son des mouettes et sous la chaleur d’un soleil dément qui éclaboussait de ses rayons l’immense masse du rocher Percé. C’était pittoresque et convivial, et ça ne dérangeait personne.

En 1969, la faune des jeunes qui fréquentait Percé était de plus en plus nombreuse, et de moins en moins… fréquentable. La jeunesse du temps avait été contaminée par la vague venue de Californie, les poils avaient poussé tous azimuts, transformant la cohorte des jeunes étudiants en goguette de naguère en une horde de barbus et de chevelus hirsutes et répugnants aux yeux de plusieurs. Afin de permettre à ces bohèmes d’un été de se loger un peu plus décemment et, nous dit-on aujourd’hui, à des fins didactico-révolutionnaires, des activistes de Montréal avaient transformé un vieux hangar de pêche en auberge de jeunesse. De la dizaine d’habitués qui passaient leurs journées à fureter ici et là, de la Cale au Dragueur, mais qui occupaient d’autre part souvent un emploi temporaire dans une boutique ou un resto, la foule grossit considérablement au cours de cet été pour former, en plein cœur du village, une véritable tribu un peu trop voyante et dérangeante au goût de certains.

Les touristes faisaient les gros yeux, écourtaient leur séjour. J’en ai vu quelques-uns se rendre en panique à la banque raccourcir par un judicieux dépôt la liasse de billets américains qui pesaient trop lourd dans leurs goussets et dont ils avaient peur de se voir détrousser. Les commerçants maugréaient, craignant l’anémie du tiroir-caisse ; les restaurateurs en avaient soupé ; les tenanciers de bar avaient peine à supporter la pression. Pendant ce temps-là, à la Maison du Pêcheur, on jouait de la guitare, on buvait de la bière, on parlait politique et contre-culture, on donnait dans les plus beaux clichés du peace and love.

Un certain après-midi, en fin de journée, ils devaient bien être une dizaine à boire de la bière eux aussi, dans un hôtel de la place. Mais au lieu de fredonner des chansons des Beatles ou de Charlebois, au lieu d’échanger sur les vertus comparées du libanais blond et du kif marocain, au lieu d’épiloguer sur le marxisme version Trotski ou version Mao, cette tablée de Gaspésiens se « crinquaient » de plus en plus à cause, justement, de la trop grande place qu’occupaient ces « étrangers » au cœur même de leur village et du tort qu’ils causaient à son image et à l’économie locale.

Je n’étais pas parmi eux, je ne puis donc qu’imaginer la scène. Mais je peux concevoir qu’à un moment donné, l’un d’entre eux s’est levé et a pu dire quelque chose qui pourrait ressembler à ceci : « Envoye les boys, on va se débarrasser des maudits artisses, des mangeux de marde pi des gratteux de guitare. Venez-vous-en. On va vider la tanière de ses rats ! »

Et c’est, de fait, en se servant du camion de pompier de la municipalité, à grands coups de jets de boyaux d’arrosage, que nos fiers-à-bras ont procédé au « nettoyage » de la Maison du Pêcheur. Et deux fois plutôt qu’une.

Quarante-trois ans plus tard, avec l’affaire de la doucereuse Matricule 728, ne pourrait-on pas minimalement affirmer que l’Histoire a parfois des hoquets malheureux, et que les mentalités ont peine à changer ?

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