Champ libre

La fiction et nous : une éducation sentimentale et cognitive

Par Kateri Lemmens le 2012/12
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La fiction et nous : une éducation sentimentale et cognitive

Par Kateri Lemmens le 2012/12

Les plus récentes découvertes scientifiques tendent à nous démontrer à quel point la lecture de romans, et plus particulièrement de « grands romans », aurait de puissants effets sur notre esprit. Sans discréditer ou sans amoindrir la portée de la réflexion des humanités sur leur propre activité, force est d’admettre que les sciences cognitives et les recherches en neurosciences ont beaucoup à nous apprendre sur notre cerveau de lecteur. Ce faisant, ces dernières tendent à corroborer certaines des très anciennes intuitions au sujet de la littérature, notamment l’idée fondamentale qu’elle contribuerait à former notre humanité, à lui conférer non seulement érudition et connaissance, mais une intelligence du cœur, une sagesse, une sagacité dans les affaires humaines : ce « sang qui afflue autour du cœur » et qui « est proprement la pensée » (comme l’écrivait Empédocle, que cite Yvon Rivard dans son essai Une idée simple1).

Le neuroéconomiste Paul Zak travaille justement sur la relation bien particulière qui existerait entre l’ocytocine (l’hormone liée à l’attachement, présente lors de l’accouchement et pendant l’allaitement, et qui est fondamentalement impliquée dans nos relations amoureuses), l’empathie et l’altruisme. Dans Empathy, Neurochemistry and the Dramatic Arc, un court film que l’on peut visionner en ligne, Zak présente les effets produits par les histoires racontées et leur structure sur les fluctuations d’ocytocine produite par notre cerveau (qui favorise l’empathie) et sur nos actions motivées par l’altruisme. Les « histoires racontées, conclut Zak, sont puissantes parce qu’elles […] changent la façon dont notre cerveau fonctionne et [sa chimie] – et c’est ce que veut dire être une créature sociale : être connecté aux autres, se soucier des autres, même de purs étrangers2 ». Entre les histoires racontées, les histoires d’amour, l’enfantement et la bienveillance, l’étude de nos processus neurochimiques montre qu’il y aurait de profondes connexions.

Les recherches récentes en neurosciences, alimentées par la découverte des neurones miroirs (initiée par Giacomo Rizzolatti) et par l’imagerie par résonnance magnétique (IRMf), montrent que lorsque nous entrons en interaction avec une fiction, certaines des régions de notre cerveau qui sont activées sont les mêmes que lorsque nous percevons ou lorsque nous agissons. En somme, il nous est donné de vivre vraiment ce que nous lisons alors que nous demeurons, en même temps, conscients qu’il ne s’agit pas de notre réalité immédiate. Le neuroscientifique Vilayanur S. Ramachandran qualifie d’ailleurs nos neurones miroirs (ces neurones activés comme si nous ressentions ce que les autres ressentent) de « neurones de l’empathie » et de « neurones Ghandhi3 » : ce serait grâce à ces neurones qu’il nous serait possible de changer de point de vue pour adopter celui d’autrui. Or, il est évident qu’il existe, dans l’interaction avec l’œuvre littéraire, un mouvement d’interprétation et d’interrogation (non seulement avec les personnages, mais aussi avec l’écrivain) qui pousse à passer d’un point de vue à l’autre (de la conscience de soi vers la conscience de l’autre et de la conscience de l’autre vers la conscience de soi).

Les recherches sur la psychologie de la fiction, notamment celle menée par Keith Oatley du groupe OnFiction de l’Université de Toronto (onfiction.ca), sont à ce sujet fascinantes : elles viennent soutenir l’idée que la lecture d’œuvres de fiction narrative (romans) aurait bel et bien une incidence sur notre capacité à nous mettre à la place d’autrui et aurait un effet positif sur notre vie sociale. Les études présentées par Oatley et son groupe de recherche tendent à démontrer que la lecture de fiction engendre des connexions mentales qui permettent de comprendre les autres dans la vie comme dans la fiction (quand nous lisons, nous adoptons le point de vue de l’autre et nous apprenons, par la lecture, à comprendre et à interpréter l’autre). Plus encore, les travaux d’Oatley tendent à montrer que les qualités artistiques d’une œuvre contribueraient aussi à notre épanouissement : les lecteurs de grande littérature découvriraient davantage de nouvelles avenues de pensées que les lecteurs d’œuvres qui comportent une moins grande « qualité » esthétique. La lecture d’œuvres littéraires exigeantes et leur interprétation permettraient non seulement à nos émotions de se transformer : elle transformerait aussi les lecteurs que nous sommes.

Ces propos trouvent un écho dans les travaux de Natalie Phillips de l’Université de Stanford, qui révèlent, grâce à des « scans » en IRMf de cerveaux de lecteurs de Jane Austen, le caractère exemplaire de la lecture attentive d’œuvres littéraires. En effet, la lecture attentive stimulerait de façon exceptionnelle notre cerveau et mettrait en branle plusieurs fonctions cognitives complexes. En lisant avec attention de « grandes » œuvres d’art, en ne cherchant pas que le plaisir, on fournirait à notre cerveau un précieux « entraînement cognitif ».

Comme l’écrivait Nancy Huston dans son incontournable essai L’espèce fabulatrice, qui évoque avec brio la question des liens entre la fiction, l’empathie et l’humanité, le roman « nous apprend à réimaginer le monde, à voir la possibilité de changement, et à accueillir cette possibilité dans notre vie4 ». Pas étonnant que les chercheurs les plus avisés recommandent à tous les parents la lecture quotidienne d’histoires à leurs enfants. Ces dernières forment nos cerveaux, les modèlent, les activent ; elles nous intègrent, ainsi, dans le monde humain.

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1. Empédocle cité par Yvon Rivard, Une idée simple, Boréal, 2010, p. 107.

2. Empathy, Neurochemistry and the Dramatic Arc, futureofstorytelling.org. Notre traduction.

3. « The Neurons that Shaped Civilization », www.ted.com.

4. Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud, 2008, p. 175.

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