Le New Hampshire est la terre des gens affables et des Montagnes blanches au sommet desquelles on ne voit que de vertes et ondulantes forêts transpercées de quelques immenses pics rocheux, sans l’ombre d’une quelconque présence humaine à des kilomètres à la ronde. L’endroit a tout d’un petit paradis où venir trouver l’oubli d’une Amérique qui cherche encore à aller trop vite malgré la crise. Pourtant, il semble que la carte postale ne puisse échapper à l’appétit gargantuesque du mode de vie états-unien qui, lui, ne connaît aucun coup de mou : elle risque bien d’être raturée de haut en bas par un gigantesque bric-à-brac de pylônes et de câbles. La tache a un nom : le Northern Pass.
Le Northern Pass est un immense projet de ligne à haute tension d’une capacité de 1 200 MW visant à acheminer sur 300 km l’électricité produite par Hydro-Québec vers les régions méridionales de la Nouvelle-Angleterre, à travers le sud du Québec et le New Hampshire – dont près de 20 km dans la zone protégée de la White Mountain National Forest – jusqu’à un poste de conversion situé à Franklin, dans le sud de l’État. Les gestionnaires du projet prévoient qu’environ un million de foyers bénéficieront de cette électricité, la grande majorité étant située dans les États adjacents et les villes côtières.
L’histoire d’amour entre Hydro-Québec et la Nouvelle-Angleterre ne date pas d’hier : la compagnie d’État québécoise retire 15 % de ses bénéfices de la vente d’énergie à l’extérieur de la Belle province, et 50 % de ce chiffre est réalisé grâce à l’exportation vers la Nouvelle-Angleterre. Quoi de moins surprenant, dès lors, que la décision de Jean Charest, premier ministre déchu, d’augmenter la production hydroélectrique dans la province à travers deux chantiers majeurs, soit la déviation de la rivière Rupert et le harnachement de la rivière Romaine, dans le but de vendre l’intégralité de cette énergie aux États-Unis ?
Pour le seul projet de la Romaine (construction de quatre centrales hydroélectriques), on fait passer la pilule aux écologistes en parlant de revenus potentiels de 3,5 milliards de dollars canadiens pour le Québec et la création de 2 000 emplois dans les chantiers de construction. Du fait de l’éloignement des barrages de tout axe de communication, 500 km de lignes électriques devront d’ailleurs être installés pour connecter les centrales au réseau existant, lignes qui viendront s’ajouter à ces centaines de kilomètres de pylônes hirsutes qui dévisagent déjà l’harmonie du paysage québécois.
Il s’agirait somme toute d’un maigre sacrifice, d’un caprice environnementaliste vite oublié si ces projets étaient capables de tenir toutes les promesses dont on les a parés. Mais il appert que le gouvernement québécois et Hydro-Québec sont allés un peu vite en affaires.
C’est que la rentabilité de ces mégaprojets est extrêmement hasardeuse : étant donné les coûts de financement, les nouveaux kilowattheures produits à la Romaine coûteront entre 0,08 $ et 0,12 $ à Hydro-Québec. Or, de nombreux spécialistes estiment qu’il sera quasiment impossible de trouver des acheteurs à ce prix dans le nord-est des États-Unis dans les années à venir. D’ailleurs, un récent contrat signé avec le Vermont prévoit un prix de vente de 0,58 $/kWh.
La cause de cette chute du prix de l’énergie ? Entre autres, l’apparition un peu partout sur le territoire nord-américain de puits de gaz de schiste. Les gaz de schiste sont bon marché, ce qui suffit pour recouvrir d’un voile tous les défauts de cette technologie. Par conséquent, si le Québec veut continuer à vendre son hydroélectricité « propre » (comprendre : moins sale que les gaz de schiste) à son voisin du sud, il faudra que ses prix de vente s’accordent au marché. À terme, le risque est que les infrastructures construites par Hydro-Québec avec de l’argent public ne fonctionnent que pour produire de l’électricité vendue à rabais, et que le contribuable québécois subventionne la consommation des Américains, tout en ayant déjà sacrifié ses plus belles rivières au béton des barrages, ses paysages sauvages au fer glacé des lignes à haute tension…
Au Québec, à part les nations amérindiennes et quelques militants acharnés, tout cela ne fait pas beaucoup jaser. En revanche, dans un New Hampshire qui risque de se voir défiguré sur toute sa longueur par le Northern Pass, l’opposition s’est mise en branle. Sur les routes, les pancartes s’opposant au projet fleurissent. Des réunions de citoyens s’organisent. Ils ne veulent pas de pylônes transportant une électricité dont ils ne profiteront même pas et qui, au contraire, enlèveront une grande part de charme bucolique à la région, celui qui fait précisément venir bien des touristes. Des maires écrivent au gouvernement québécois pour lui signifier leur aversion envers le projet.
Mais l’action la plus significative est sans doute celle menée par la Society for the Protection of New Hampshire Forests, qui a annoncé en août dernier avoir acquis quatre lots forestiers situés sur le tracé du Northern Pass. L’objectif est de transformer ces terrains en une zone de conservation de 1 500 acres, ce qui permettrait de bloquer le projet. Une récolte de dons est déjà en marche afin de réunir les 2,4 millions de dollars nécessaires à la concrétisation de l’achat, qui doit avoir lieu avant le 31 octobre.
En raison de tous ces obstacles, le projet n’avance pas vraiment. Initialement prévu pour 2014, le Northern Pass ne devrait pas entrer en fonction avant 2017 d’après Hydro-Québec et les compagnies privées impliquées dans la construction de la ligne sur le territoire états-unien. Les entrepreneurs ne bénéficient pas de réel coup de pouce du côté politique : le gouverneur du New Hampshire, soucieux de ne pas se brouiller avec ses voisins québécois, appuie timidement la construction du Northern Pass, tout en laissant à Hydro-Québec la tâche de convaincre les opposants !
D’ici à 2017, il y a malheureusement peu de chances que les mentalités et les façons de faire évoluent dans cette Amérique du Nord si gloutonne en énergie. Pétrole, barrages hydroélectriques, le bal des vieilles technologies n’est pas prêt de s’arrêter, sauf pour laisser la place aux gaz de schiste, énergie nouvelle tout aussi polluante dont on ne sait à peu près rien. Pendant ce temps, les investissements dédiés au développement d’énergies renouvelables sont faméliques. Il restera toujours la possibilité, dans quelques décennies, d’acheter au prix fort les technologies du futur aux quelques pays qui font ce pari aujourd’hui…