On aime se faire raconter des histoires, être transporté, touché. La BD s’acquitte bien de ces rôles. Évidemment, elle donne beaucoup dans la fiction, dans des genres où l’imagination des créateurs s’enflamme et repousse les limites. Mais elle œuvre aussi à reconstituer ou à recréer des histoires qui ont réellement eu lieu. Dans les dernières années, par le biais du roman graphique1, la BD s’est dotée d’une responsabilité nouvelle : éveiller les consciences à de graves problèmes humains, de la détresse psychologique aux drames sociaux et historiques. Elle recourt donc souvent à des événements réels. Voici quelques exemples probants de romans graphiques répondant à cette mission : Mauss de Spiegelman, Reportages de Joe Sacco, Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle et Svoboda de Pendanx et Kriss. S’ajoute à cette liste Deux généraux de l’Ontarien Scott Chantler, une touchante histoire d’amitié qui illustre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.
Dans Deux généraux, Chantler rend hommage à son grand-père et à tous ces hommes ordinaires et courageux qui participèrent à la Seconde Guerre mondiale. Ce magnifique petit roman graphique nous rappelle le respect que nous leur devons. Publié en anglais en 2010 et chaudement accueilli par la critique, il a été sélectionné pour les prestigieux prix Eisner et Joe Shuster.
Chantler y raconte l’histoire de son grand-père, Law Chantler, et de son ami Jack Chrysler alors qu’ils étaient soldats du Highland Light Infantery (HLI) of Canada. Ils prendront part à l’une des opérations militaires les plus marquantes de la Seconde Guerre mondiale : l’invasion de la Normandie par les alliés en 1944. Ils feront aussi partie du commando qui tentera de reprendre le village de Buron, occupé par les nazis.
L’histoire, séparée en deux parties, a été reconstituée à partir du journal de Law Chantler et de la correspondance qu’il échangea avec son ami Chrysler. La première partie évoque la vie difficile du petit village ontarien de Chantler au temps de la crise, ce qui n’empêchera pas pour autant les villageois de danser les samedis soirs aux sons de ces prestigieux jazzmen que furent Cab Calloway, Duke Ellington, Louis Armstrong et Glenn Miller. Le contexte de la crise amènera toutefois bon nombre de jeunes Canadiens à se porter volontaires. Chantler sera ainsi déployé en Angleterre. C’est au cours d’exercices militaires dans la campagne anglaise qu’il fera la connaissance de Chrysler. Une solide et sincère amitié liera aussitôt les deux hommes.
La seconde partie s’ouvre sur le débarquement de Normandie suivi de la pénible avancée du HLI en territoire occupé. Ce passage dépeint l’angoisse des soldats inexpérimentés. L’auteur nous montre leur tentative de reprendre le village de Buron, fortifié par les garnisons allemandes. Le résultat sera catastrophique tant pour les soldats que pour l’amitié des deux hommes.
Cet album est remarquable. Tout est détaillé avec méticulosité : les costumes, les mouvements des troupes, en passant par la vie quotidienne des soldats. Même si la relation d’amitié entre les Chantler et Chrysler est peu développée, le récit reste fort touchant, captivant et agréable à lire. La ligne claire du trait cerne avec élégance, justesse et précision les personnages, les objets, les paysages. L’opposition de tons varie selon l’atmosphère à dépeindre, le rouge venant dramatiser les situations par son évocation de la violence, du sang, du nazisme… L’élégance du trait, la mise en page à la fois décorative (où la planche est tableau) et rhétorique (où le récit est prépondérant) donnent à voir de belles images où la bichromie renvoie à la nostalgie d’un temps révolu.
Ce récit nous offre un beau témoignage. Voilà pourquoi ce petit chef-d’œuvre s’ajoute à la liste des romans graphiques incontournables…
_______
1. BD caractérisée par ses côtés biographique et documentaire, souvent centrée sur le journal ou le reportage, voire les deux à la fois.