Depuis le début de 2011, la planète est en ébullition : le printemps arabe a lancé le bal, suivi par les « indignés » d’Espagne, les mouvements « Occupons » de l’automne et l’important printemps érable qui vient de bousculer le Québec. Mais que cherchent donc à dire, plus ou moins confusément, ces mouvements qui se relaient un peu partout sur le globe? Ils partagent l’intuition que nous avons le besoin urgent d’un monde radicalement nouveau. Ils nous appellent à « rompre » avec bien des aspects du présent, témoignant tous clairement d’un refus de la dictature des élites, politiques ou financières. Ils nous demandent d’inventer autre chose : une autre façon de gouverner, de faire du commerce, de la politique, de l’éducation, une autre façon de concevoir notre vivre-ensemble.
Porter les questions jusqu’au bout
À notre époque où même les façons de penser doivent changer, il est plus facile de constater ce qui ne va pas que d’imaginer par quoi on pourrait le remplacer. Les questions sont devenues tellement complexes que les réponses habituelles ne conviennent plus. Il faut explorer des terres inconnues, avec tout l’inconfort que suscite ce genre d’exploration. Et la tentation est forte de se raccrocher à la première solution proposée, pour mettre fin au plus tôt à l’incertitude et se retrouver enfin en terrain familier. On l’a bien vu lors de la crise économique de 2008-2009 : les dirigeants et banquiers qui prétendaient appeler à une réforme du capitalisme se sont empressés d’adopter des pseudo-solutions qui n’ont rien réglé du tout.
Nous sommes face à des défis sans précédent qui exigent des transformations radicales de nos façons de penser, de vivre et de faire. Radicales, au sens « d’aller à la racine des problèmes » et de ne pas nous contenter de remèdes cosmétiques.
Les sources du pouvoir
Le concept de guerre civilisée, du spécialiste nord-américain de la non-violence Gene Sharp, évoque bien la puissance fondamentale que peut avoir la rupture. Analysant « la défense par actions civiles », et donc comment s’opposer à un pouvoir qui cherche à s’imposer par la force, l’auteur consacre un chapitre entier à étudier les sources du pouvoir. Il montre que le pouvoir des « gouvernants » ne leur est ni inné, ni intrinsèque : « En fait, ils ne peuvent utiliser ce pouvoir que dans la mesure où on les laisse en disposer. »
Cette analyse du pouvoir politique peut s’appliquer, pour l’essentiel, à tout pouvoir social, qu’il soit économique, culturel, religieux, etc. Pour Gene Sharp, le pouvoir repose toujours sur un certain nombre d’éléments : l’autorité, l’adhésion, les compétences et la connaissance, certains facteurs intangibles (psychologiques ou idéologiques comme les émotions ou les croyances), les moyens matériels et, finalement, les sanctions.
Quand on analyse chaque élément de plus près, on constate que tous ces facteurs dépendent, pour l’essentiel, de l’attitude des « gouvernés » à leur égard. Car non seulement l’autorité du « gouvernant » est évidemment fonction de la plus ou moins grande adhésion des « gouvernés », mais même les compétences, les connaissances, les moyens matériels et la capacité de sanction des dirigeants ne leur appartiennent pas en propre. Ils dépendent tous, pour une large part, de la collaboration plus ou moins étroite d’un grand nombre d’intermédiaires et des « gouvernés » eux-mêmes. Ce qui permet à Sharp de conclure que « le gouvernant dépend du gouverné ». Ce que Gandhi résumait ainsi dans La jeune Inde : « Le gouvernement n’a aucun pouvoir en dehors de la coopération volontaire ou forcée du peuple. La force qu’il exerce, c’est notre peuple qui la lui donne entièrement. »
Rompre
Bref, tout pouvoir dépend, pour l’essentiel, de l’adhésion plus ou moins grande et collective que les « gouvernés » accordent, consciemment ou inconsciemment, de façon tacite ou explicite, volontaire ou non, à ceux qui détiennent ce pouvoir. Il suffit, pour miner ce pouvoir de l’intérieur jusqu’à le faire céder, d’être suffisamment nombreux et déterminés à lui retirer toute forme de collaboration, d’adhésion ou de soumission. Ce constat est au fondement même de toute stratégie d’action non-violente.
Cette rupture, ce « retrait de notre consentement » peut s’appliquer à n’importe quel aspect de ce monde qui va mal : l’argent, la vitesse, la propriété privée, la guerre et la violence, la facilité, l’individualisme, la compétition, la (sur)consommation, la fuite en avant dans le virtuel, etc. Il ne s’agit pas de proposer des solutions définitives, mais simplement d’oser questionner ensemble notre consentement tranquille à tant de maux qui ne sont pourtant pas inéluctables.
En septembre 1997, Dominique Boisvert publiait dans la revue Relations un dossier complet consacré à la nécessité de « rompre avec le système économique néolibéral ». Quinze ans plus tard, considérant que la situation mondiale s’est considérablement dégradée à plusieurs points de vue et que la nécessité de « rompre » est encore plus urgente et touche beaucoup plus de domaines, il publie chez Écosociété ROMPRE! ou Le cri des « indignés ».