Bien connu des auditeurs de l’émission Les années lumière à Radio-Canada et des passionnés de Science pour tous, Hervé Fischer est un pionnier du multimédia au Québec. Invité par le groupe Initiative science citoyenne (ISC) et par le Carrefour des sciences et technologies de l’Est du Québec (CSTEQ), ce penseur de l’âge de l’information est venu à Rimouski parler du choc du numérique dans nos vies et de ses conséquences sur l’évolution de nos sociétés.
Darwin a proposé une théorie de l’évolution qui repose sur la lutte pour la vie et la sélection des plus aptes. Vous considérez qu’elle s’applique mal à l’homme actuel. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
Hervé Fischer – Tout d’abord, il faut rendre hommage à Darwin, car sa théorie a constitué un immense progrès par rapport au créationnisme de son époque et de la nôtre. Pour l’origine de l’homme, cette théorie demeure valable, mais elle s’applique mal à l’homme actuel. Il faut se demander si l’homme évolue par élimination des plus faibles ou plutôt parce qu’il a la capacité de réaliser des projets. C’est ce que montre l’histoire de l’art, de la politique ou des techniques. Ainsi, ce n’est pas par adaptation et sélection que l’homme est allé sur la Lune : c’était une question de liberté créatrice. C’est ce que j’appelle la théorie de la divergence.
Est-ce que le « choc du numérique » constitue un exemple de cette divergence ?
H. F. – C’est un exemple typique. Il y a seulement quelques années, une poignée de gros ordinateurs suffisaient aux besoins des gouvernements. Aujourd’hui, il existe plus d’un milliard d’ordinateurs bien plus puissants, plus de quatre milliards de téléphones intelligents qui ont bouleversé la société et nos vies. Il s’agit d’un saut totalement imprévisible, une divergence ne répondant à aucun besoin de survie. Nous sommes passés de l’âge de l’énergie (feu, électricité, pétrole et atome) à l’âge de l’information.
Est-ce un progrès pour l’humanité ?
H. F. – Ce peut être une régression si on pense à l’omniprésence de la publicité et des images qui contribue à définir nos idées et nos comportements à notre insu ; cela peut être la source d’un nouvel obscurantisme. Mais ce peut être un progrès en donnant accès à une information que les pouvoirs établis ne peuvent contrôler. Cette information plus démocratique favorise la montée d’une conscience de la situation réelle du monde, avec sa misère et ses espoirs. Régression ou progrès : cela dépendra de l’usage qu’en feront les citoyens.
Dans un monde numérique, les luttes sociales – on pense au « printemps arabe » ou au « printemps érable » que nous connaissons ici – changent-elles de nature ?
H. F. – C’est à Seattle, en 2000, que le web a permis l’organisation très souple d’événements et a amplifié les actions spontanées altermondialistes. Mais ce n’est pas Internet qui a poussé les jeunes Arabes à se soulever contre leurs gouvernements dictatoriaux, c’est le chômage et le manque de démocratie. Le web a seulement rendu la misère et la révolte visibles partout et en temps réel. Au Sud, la vision quotidienne de la richesse et du gaspillage du Nord devient intolérable. Le web permet aussi de reprendre continûment les images les plus spectaculaires des révoltes. Elles sont la preuve que l’on peut oser se révolter. Au Québec, le web a certainement contribué à la démocratie « horizontale » du mouvement, mais ce sont les étudiants qui, dans la rue, prennent les risques.
Quand on pense à cette société numérique, au rôle qu’y joue une science de plus en plus complexe, où les phénomènes et le futur sont vus à travers des modèles mathématiques, quelle éducation doit-on viser pour les jeunes ?
H. F. – Différente, et tout reste à inventer : contenus, matériel, formation des profs. Les jeunes, les « natifs du numérique », baignent dans le numérique, mais ils manquent d’esprit critique, plus important que jamais. Je pense à une « pédagogie critique de questionnement », qui reste à définir. Elle doit être à l’opposé des évangiles magistraux. Comment la coupler avec les instruments du numérique ? Que deviendra la culture « livresque » dans une culture « liquide » qui passe ? C’est une nouvelle étape dans la crise permanente de l’éducation.
Cette culture à venir, est-ce ce que vous appelez l’hyperhumanisme ?
H. F. – Nous vivons une époque de transition. Les jeunes nés dans l’univers du numérique auront bientôt 20 ou 25 ans. La nouvelle vague est à nos portes, mais nous pensons encore, comme dans l’humanisme classique, en termes binaires : bien ou mal, vrai ou faux, etc. L’ère du numérique impose une pensée nouvelle, une pensée non linéaire, qui travaille en arabesque. L’hyperhumanisme que je propose comporte deux aspects : d’abord plus d’humanisme, car nous devons affirmer, plus que jamais, la liberté et la responsabilité humaines. Si Dieu n’existe pas, nous devons assumer l’entière responsabilité de la création…
N’était-ce pas le sens de votre ouvrage, Nous serons des dieux ?
H. F. – Exactement ! C’est nous seuls qui sommes aux commandes. Et cela m’amène au deuxième aspect, l’importance des liens sociaux, rendus possibles par les médias numériques et le web 2.0. La culture nouvelle doit être agrégative, ce doit être une conscience interactive de l’être humain, apte à réagir, à lutter contre les horreurs en temps réel, partout dans le monde.
C’est pourquoi vous prônez une éthique planétaire ?
H. F. – Tout à fait ! À l’ère du numérique, il faut une conscience planétaire qui défend les droits humains partout dans le monde. Je suis partisan de la diversité culturelle, mais aussi du respect des droits universels. Le droit à la sécurité physique, le droit à l’éducation, le droit à un logement décent, etc., sont fondamentaux. On n’est plus à l’âge du salut de son âme individuelle, mais à l’âge de la solidarité internationale.
Devant cette responsabilité internationale, devant la complexité croissante de la société et son évolution de plus en plus rapide, ne ressent-on pas une certaine angoisse ?
H. F. – Nous pouvons avoir un sentiment d’impuissance face au choc du numérique. Mais je suis volontariste. Ce ne sont pas les casseurs qui font évoluer les choses, mais les créateurs. Il faut croire au progrès humain et inventer des stratégies alternatives comme à Seattle, comme les étudiants québécois aujourd’hui. Il faut prendre comme modèle ceux qui, comme Gandhi libérant l’Inde du colonialisme britannique, ont amené une divergence essentielle dans le développement de leur société.
Extraits d’une entrevue réalisée avec Hervé Fischer le 23 mai 2012. L’entretien complet est disponible sur le site web de l’ISC : www2.cegep-rimouski.qc.ca/isc.