Samedi soir. 19h45. J’ai le choix : rester seule chez moi devant ma télé; ou bien aller marcher seule avec le monde.
Comme j’ai le goût de me sentir reliée au monde, et portée par un élan patriotique nouveau que je ne me connaissais guère, j’attrape mon sac bolivien, y enfouie un triangle et un grelot, et m’élance dans la rue au soleil couchant, le nez plongé dans les Aventures de Socrate. [Je me dirige vers le parc Molson. Je marche lentement, savourant le rythme de mes pas à la mesure des mots sous mes yeux et du soleil qui me réchauffe. Je savoure les couleurs du ciel sur mes pages, marchant dans ce quartier que j’aime tant et qui est le mien depuis bientôt 4 ans.
Je croise les gens, les vivants, les amoureux, les familles, les enfants qui courent. Les gens avec leur crème glacée, ceux au restaurant, les amis autour d’un verre, les terrasses ouvertes sur la rue. Je traverse le parc.] 20h. Les premières casseroles raisonnent. Ça y est, l’heure est venue.
Je vois pointée près du kiosque central déjà une bonne trentaine de personnes, casseroles, cuillères, couvercles, cymbales, baguettes et tambours à la main. Ils se dirigent dans un même mouvement vers le coin de la rue. Je les suis moi aussi. Le rythme s’impose, et en moins de 15 minutes, le coin d’Iberville et de Beaubien est noir de monde. Ça défile d’un côté à l’autre de la rue. Les enfants courent, arborant fièrement leur chaudron et leur carré rouge, heureux d’étirer le couvre-feu et de participer à la fête. Les parents ne sont jamais bien loin. Les ados se retrouvent pour certainement faire leurs premières armes dans un mouvement patriotique. Les retraités et futurs retraités sont également présents. Et des sourires. Des sourires. Ils œuvrent à l’unisson pour faire entendre leur voix. La voix du peuple.
Et moi, je suis là. Au milieu de ce monde-là, seule et entourée. Je participe à faire valoir les droits et libertés d’un peuple que j’ai choisi pour mien. Depuis lundi dernier, depuis la journée de la Terre, depuis le défilé de vélo sur Saint Hubert et mon premier carré rouge, je suis mon cœur, celui qui un jour a choisi une nouvelle patrie pour y construire sa vie.
Mais depuis lundi, je suis partagée par un conflit intérieur immense qui me ronge. Manifester ou me cacher. Risquer de me faire tabasser, arrêter, amender ou rester bien tranquille à la maison, lâche dans ma tête craintive. Risquer de me voir refuser ma citoyenneté ou regarder à la tv et sur internet le peuple se soulever sans moi. Alors j’ai choisi. J’ai choisi de ne pas être lâche par trop de peur. J’ai choisi ne pas avoir honte le jour où mes enfants me demanderont où j’étais lors de ce mouvement social historique de leur pays. Je me suis vue leur répondre « à la maison mon chéri, ta mère était trop lâche pour aller dans la rue » et cette réponse ne m’a pas satisfaite. Alors j’ai fait mon premier pas de citoyenne, je suis descendue seule au coin de ma rue, rejoindre des voisins inconnus et faire résonner mes clés sur un poteau. Le lendemain j’étais entourée de mes amies et de centaines de milliers de personnes manifestant pour nos droits et libertés. Le soir même, je retournais, épuisée, au coin de la rue faire chanter ma casserole. Puis le vendredi et enfin aujourd’hui.
Je marche, et je pense à cela. La québécoise de cœur reliée aux résidents de son quartier pour une même cause, loin de son pays d’origine dans lequel la française qu’elle était ne se serait jamais levée par peur, par lâcheté et par paresse. Je regarde autour de moi. Pour voir le monde qui nous rejoint, mais aussi beaucoup pour m’informer de la moindre trace des « forces de l’ordre ». Le rassemblement quitte son chef-lieu et prend d’assaut la rue Beaubien en direction de l’ouest. Je m’élance dans le courant joyeuse et triste de partager ce moment avec des inconnus réunis avec leurs amis ou leur famille. Je me sens seule; j’ai le cœur et le ventre qui se serrent, la vessie prête à exploser de peur que la police n’arrête le mouvement et n’embarque les manifestants « illégitimes » que nous sommes. Mais je marche. J’évite une caméra, un appareil, une caméra à nouveau. Je tourne la tête ou les contourne dès que je m’aperçois dans leur champ de vision. Manifester oui, me joindre à mon peuple de cœur et lutter pour notre liberté oui, mais m’afficher non. Prendre le risque d’apparaître dans les médias, je refuse. Je marche donc la peur au ventre. Au prochain coin de rue, je laisse le cortège. Non, finalement le prochain. Non…je me répète cela de nombreuses fois, jusqu’à ce que la voiture de police protégeant Christophe-Colomb pour laisser le champ libre aux musiciens et ma vessie m’intiment de me mettre de côté. J’observe alors en retrait les manifestants tout en continuant à faire sonner mon grelot. Nous sommes nombreux. J’admire la rapidité avec laquelle ce mouvement de casseroles a pris de l’ampleur. J’admire tous ces gens descendus dans la rue, fiers de leur Québec, fiers d’arborer la fleur de lys ou le carré rouge, parfois les 2. Je suis profondément touchée, je me sens étrangère par la peur qui m’habite de mettre en jeu ma citoyenneté en m’impliquant dans ce mouvement; mais je me sens également véritablement à ma place à ce moment-là.
[Une fois la voiture de police fermant la marche passée, je redescends Christophe-Colomb en direction de mon appartement. Je replonge dans mon livre. Puis je traverse l’immense parc Père-Marquette. Je me sens toute petite dans cette grandeur. À l’est, devant moi, le ciel est bleu indigo; derrière, il est orangé. Pas un nuage. Des joueurs de soccer sur le terrain, des petits groupes qui pique-niquent, des enfants qui jouent. Un silence profond au cœur de la ville. Je savoure Montréal déjà nostalgique de ne plus la voir deux mois de temps. Avec et coupée du monde, plongée dans une petite parcelle de nature.] Je mesure à quel point j’aime ce pays d’adoption qui est le mien. Je mesure la perte que ce serait pour moi de me voir refuser d’en faire partie. Perdre tout ce que je me suis construit ici. Comment pourrais-je seulement imaginer m’en retourner vivre en France? Qui sera là pour moi si je me faisais expulser? Je dramatise? Certainement. Ou pas. C’est pourtant le fondement de mes peurs : devoir retourner, devoir tirer un trait sur mes rêves québécois, sur ma vie montréalaise et rimouskoise. Mais je n’ai pas choisi ce pays pour ne plus me sentir libre. Se taire, ce n’est pas être citoyenne. Accepter sans rien faire d’être bafouée dans ses droits et libertés les plus fondamentales, c’est ne pas se considérer comme citoyen.
Je veux être digne de mon pays. Je veux être digne de ce peuple. Je veux être digne de tous les êtres humains qui ont lutté pour leur liberté et qui en sont morts ou blessés. Je veux être des dignes des parents qui m’ont mis au monde et qui m’ont aimée. Je veux être digne des enfants qui grandissent dans ce pays et dans tous les autres.
Je veux être digne de moi, digne de la femme qui un jour a décidé de se rapprocher d’elle, de suivre son cœur qui l’emmena ici, et qui la guida vers plus d’authenticité.
Je suis française et canadienne. Grenobloise et québécoise.
Alors oui. Marcher, c’est risquer ma citoyenneté.
Mais comment pourrais-je prétendre à faire partie de ce pays si je ne me bats pas avec et pour lui?
Marcher c’est risquer de tout perdre.
Sauf ma dignité, ma fierté, ma liberté et mon humanité.