Antigone ma sœur
Mon aimée mon aimante
Ma tendresse ma folie
Ma douceur ma lubie
Ne t’en va pas
Tu es trop petite
Tu es trop faible
Les hommes vont te broyer
Dans cette grosse machine
Qui fabrique des lois
À coups de lance-pierre
Comme on tue des corneilles
Dans les matins grand vent
Antigone ma sœur
Laisse les morts enterrer leurs morts
Vis, chante, danse, aime
Tu es trop jeune
Pour braver la loi d’une nation
Et les ordres d’un roi
Antigone fille de roi
Qui a hérité de l’orgueil
De ton père
Qui te tient si droite dans ta volonté
Dans ton désir
Réfléchis, belle enfant
Tu ne pourras plus bercer ta douce
Ni jouer avec des châteaux de sable
C’est en fini de l’enfance parfumée
Des câlins, des baisers
Antigone, ma sœur
Si tu fais ce choix de désobéir
Tu t’aliènes le pouvoir et l’autorité
Tu iras seule, bannie, proscrite
Exilée du royaume
Âme errante dont nul ne voudra
Tu devras te tenir seule
Debout face à ta destinée
Seule dans le désert
Et dans les traversées
Plus de bras réconfortants
Pour te protéger du monde
Plus rien pour éloigner de ta peau douce
Les morsures des tyrans
Les attaques des brutes
Antigone, ma sœur, reste avec moi
Oui, Ismène, je dis oui
Je consens
À être seule face à ma destinée
À prendre sur moi l’ire du roi et de ses sujets
Je consens car je sais que j’obéis à quelque chose de plus grand
Qui me dépasse et qui m’ordonne
Oui, je sais ce que l’on dit
Que je n’obéis qu’à mon orgueil
Qu’à ma colère
Que je me crois au-dessus des lois
Fille de roi toi aussi
Tu dois savoir
Que le sort ne nous a jamais épargnés
Pour autant
Au contraire
Oui, Ismène, je dis oui
Viens ici toi que j’aime
Viens contre moi
Que je réchauffe ton âme qui a peur
Ce soir je n’ai plus peur
Je sais ce qui m’attend
Je sais que la vie n’est pas tendre
Pour ceux qui choisissent d’être libres
D’être sujets de leur destinée
Ne crois pas que je cède à ma folie
Dis-toi que j’accomplis ce que je sens être mon devoir
Il est temps
Oui, Ismène, je dis oui
Ce matin, tout m’est apparu clairement
L’ordonnancement du monde
Ce fut comme un éblouissement
Un printemps d’éclair
J’étais reliée à tout
Et aux hommes et aux bêtes
Et à cette force plus grande que moi
Que je ne saurais appeler autrement qu’amour
Amour
Comme je n’en ai jamais connu
Pas même entre les bras d’un homme
Ou d’une mère
Un amour muet et vaste et chaste
Comme la mer
Un amour qui gronde dans mon sang
pour se rappeler à moi
qui me murmure des mots doux
pour attendrir mon cœur lorsqu’il se durcit
Oui, Ismène, je dis oui
Je veux offrir ma vie pour cette loi divine
Qui me fait plus grande et plus large
Prête à enfanter alors que je ne suis encore
Qu’une enfant comme dit le roi
Mon cœur dilaté
dispense son baume sur mes plaies
sur mes larmes
et sur celles du monde
Comme une mère bienveillante
Tendre-feuillante
Qui donne pour rien
J’ai le courage de me lever
ce matin et de faire face à ce qui m’attend
Oui, Ismène, je dis oui
Je consens à perdre ma vie
Pour la sauver
À refuser l’obéissance
Servile et apeurée
Je consens à assumer
Ma rébellion
Je ne la revendique pas haut et fort
Je la porte avec moi comme
On porte un enfant nouveau-né
Celui que je n’aurais pas
Maintenant je le sais
Tendrement, oui tendrement
Il n’y a pas de violence en moi
Mon cœur n’est pas dur
Et mes larmes ont suffisamment coulé
Pour se tarir aujourd’hui
Oui, Ismène, je dis oui
Je consens
À marcher dans les pas
De ma vie
À danser à l’aurore
Avec les plus petits
Ceux qui ne peuvent se défendre
Car ils n’ont pas de voix
Je ne prendrai pas sur moi
Ni ta peur ni ta honte
J’assume celle que j’étais
Assume celle que tu es
N’essaie pas de me retenir petite sœur
Comme le fait Créon
Ou pire que lui encore
Avec des toiles d’araignées
Tisseuse que tu es
Tu as peur, je le sais
Car à chaque fois que l’une d’entre nous grandit
L’autre est appelée à grandir elle aussi
Ça fait peur, ça fait mal
C’est un déchirement
Qui nous sort
À chaque fois du ventre maternel
Et il paraît en ce temps
Plus facile de vouloir m’attacher moi
Que de te redresser toi
Laisse-moi maintenant petite sœur
Laisse-moi aller là où la vie a besoin de moi
Légère comme le vent
Douce comme la rosée
Je suis prête
Antigone ma sœur
Me laisser seule
Pour retrouver les morts
Oubliant ceux qui sont là et qui ont besoin de toi
Qui va sécher mes larmes désormais
Me faire rire par ses grimaces
Et me lire des histoires quand tarde le sommeil
Qui Antigone, qui, si tu n’es plus là
Oui, Ismène, je dis oui
Je consens
À être celle qui déçoit
Cette fille ingrate
Mauvaise, égoïste
Aux yeux du monde
Celle par qui le mal arrive
Et le scandale
Celle qui trahit son peuple
Pour être fidèle à la voix qui l’appelle
Si tu savais comme je suis loin
De cette question que l’on me pose
Depuis ce matin
« Mais qu’en dira-t-on ? »
Qu’en dira-t-on en effet ?
Je ne sais pas
Je ne serai plus là pour l’entendre
Je suis ailleurs
Je consens à ne pas être aimée
De toi que j’aime malgré tout
ce qui nous sépare ce matin
L’amour ne sera pas pour moi
des liens qui me retiennent
et qui m’empêchent
C’est une caresse de l’air
C’est une vibration particulière
C’est un don
Qui n’a rien à voir
Avec des jérémiades
Oui, Ismène, je dis oui
Je m’en vais prendre la place
Qui est la mienne
Avec les parias
Avec ceux que l’on ne daigne même pas
Recouvrir lorsqu’ils sont morts
Je n’ai rien à prouver
Juste à être désormais
Je suis cette enfant qui passait sur la terre
Qui dit non à la peur
Qui dit oui à l’amour
Nos destins se séparent ici
Faisons chacune ce que nous dicte notre cœur.