Champ libre

Un chef d’oeuvre de l’écriture

Par Michel Labrie le 2012/05
Champ libre

Un chef d’oeuvre de l’écriture

Par Michel Labrie le 2012/05

Habibi est un roman graphique de 672 pages en noir et blanc, d’une richesse graphique inépuisable débordant d’humanité et de sensualité. « Habibi » est un mot arabe signifiant l’amour et son expression par l’écriture. En fait, ce titre est fort approprié puisque le gros album relate l’histoire d’une jeune fille qui prendra sous sa protection un petit garçon. Elle va l’élever comme s’il était son petit frère. Ce livre magnifique de l’Américain Craig Thompson, l’auteur de Blankets, acclamé par la critique et les lecteurs, est une BD relatant de manière proprement originale l’amour impossible de Dodola et Zam.

C’est à peine âgée de huit ans que Dodola est vendue à un scribe par son père analphabète. Le mari gagne sa vie en recopiant les manuscrits de textes sacrés et, aussi bien, les contes des Mille et Une Nuits. Il va lui enseigner son art, la calligraphie, et lui fera connaître les cultures musulmane, juive et chrétienne, en lui racontant des histoires issues des livres sacrés, des contes, des mythes et des légendes. Mais un jour, des voleurs font irruption dans leur demeure et elle voit son mari se faire assassiné sous ses yeux. Dodola se retrouve au marché des esclaves où elle adopte Zam qu’elle surnomme affectueusement Habibi. Ils fuient ensemble et trouvent asile dans une carcasse de bateau ayant curieusement pour mer le sable du désert, comme c’est le cas de ces épaves de la mer d’Aral. Le petit couple va y vivre et y grandir. Dodola raconte à Zam les histoires qu’elle connaît, pour le protéger, le rendre imperméable à la dure réalité de la vie du désert et de la violence des humains ; pour s’évader elle-même dans un imaginaire qui lui permet de supporter cette pénible réalité remplie des principales horreurs de la vie : l’enfermement, le deuil, l’exploitation, l’humiliation… Pour survivre, elle vend son corps aux caravaniers. Puis, elle est enlevée et placée dans un harem où elle sera la favorite, alors que Zam devient un eunuque privé du désir charnel. Séparé, chacun d’eux n’aura de cesse de vouloir se retrouver malgré un amour qui s’avère impossible. Ainsi, Dodola incarne les deux forces tramant cet extraordinaire récit, l’imaginaire et la sensualité.

Ce livre superbe est magnifique. Je ne le redirai pas assez. Il est sans doute inspiré des Mille et Une Nuits, car le récit de Dodola et Zam est constamment disloqué par plusieurs autres histoires sublimes issues des livres sacrés et de la littérature arabe. Le lecteur navigue sur divers genres que lui réserve l’ingéniosité du narrateur. Du réalisme au fantastique, il est bercé par la poésie et secoué par la violence pour atteindre des rivages ravissants.

Habibi se caractérise aussi par une étonnante et éblouissante richesse graphique. Il est nourri de calligraphies arabes auxquelles il fait honneur. Plusieurs pages sont enluminées de signes et d’icônes, ajoutant ainsi aux atmosphères capiteuses et orientalistes. Toutes les pages de ce livre donnent dans des mises en pages éclatées, originales et productives.

Bien qu’intemporel, ce livre aborde des thèmes actuels tels l’asservissement sexuel et la responsabilité. De plus, il incite à des réflexions philosophiques sur les fondements religieux de la personne et de la société, sur la nature de l’humanité, sur les rapports homme-femme, sur ceux qu’entretiennent le riche et le pauvre, sur la préservation de l’environnement… Enfin, il met en évidence la confrontation des cultures orientales et occidentales. Les usines d’embouteillage de l’eau ne sont plus à des milles nautiques des caravanes du désert. L’eau (richesse capitale) et le sable sont en opposition constante. Ici, le choc des cultures se mesure à notre étonnement devant le constat des turpitudes de notre monde occidental côtoyant les mystères et l’exotisme de l’Orient.

Ce livre qui est conte par sa douceur et mythe par sa cruauté est un réel chef d’œuvre sur l’amour et sur son écriture.


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