Culture

Jean-Pierre Guay* ou le Faux Départ

Par Jean-Philippe Bérubé le 2012/05
Culture

Jean-Pierre Guay* ou le Faux Départ

Par Jean-Philippe Bérubé le 2012/05

*«Jean-Pierre Guay a été libraire, critique littéraire, poète, romancier et président de l’Union des écrivains de 1982 à 1984. Le Québécois dont la vie entière tourna autour du livre s’est éteint à Québec le jour de Noël, dans une tristounette indifférence, l’homme ayant fait le vide autour de lui depuis plusieurs années.» (extrait de l’article de François Tétreau paru le 11 janvier 2012 dans Le Devoir «Jean-Pierre Guay 1946-2011: un flâneur primordial»)

Cher Jean-Pierre Guay,

L’envie m’a pris de t’écrire cette lettre depuis l’annonce de ton départ parce qu’il a soulevé chez moi cette belle question: où s’en va l’âme des poètes lorsqu’ils meurent?

Ce n’est pas la première lettre que je t’écris (avais-tu gardé les timbres de Moscou, des Émirats Arabes Unis, des Bahamas?): sans doute est-ce la dernière. Je me demande si ton âme va la lire.

Si, comme le veut la croyance chez les bouddhistes tibétains, ton âme –ou ce qui en a la forme- a flotté quelques semaines encore parmi nous, a-t-elle prêté l’oreille au faible bruit des hommages de tes lecteurs-amis?  T’ayant connu beaucoup dans tes livres, un peu dans la vie, j’ose croire que oui.

Une deuxième question, plus générale celle-là, se pose au moment de ton départ. J’ai envie de la mettre sur la table, et non pas de la lancer dans le ciel comme la première. La voici: tes livres vont-ils te survivre, d’autres lecteurs vont-ils aller voir ce qui s’y trouve?

Mystère. En fait, je ne sais pas si ton Journal1 va s’attirer d’autres lecteurs.  Malgré le plaisir très vif que m’a procuré sa lecture, malgré la joie qu’il a su provoquer en moi, je dois te faire la confidence suivante: tous les tomes de ta grande entreprise ne sont plus dans ma bibliothèque. Ils sont retournés vivre là d’où ils venaient: sur les rayonnages pleins à ras-bord d’une librairie de livres d’occasion.

La raison en est simple: trop de bavardages où tu nous répètes mille fois les mêmes choses, trop d’indiscrétions sur la vie d’autrui dont on ne sait plus distinguer si elles sont le fruit de l’imagination de leur auteur, trop d’indignation qui ne mène nulle part.

Ne va pas croire que je laisse ainsi tout tomber. Non. Mais j’ai envie, plutôt, à l’heure de ce bilan qu’a sonné ta mort, de me ramener à l’essentiel. Il s’avère clair pour moi désormais que tout réside du côté de tes poèmes. Ton départ m’a donné envie de les relire et je me demande aujourd’hui quelles ont été les raisons qui t’ont poussé à ne pas en écrire davantage.

Les deux premiers recueils ont paru en France au milieu des années soixante-dix aux éditions Guy Chambelland (deux livres sobres et de facture simple) et le dernier en 1999 aux Herbes rouges2.

Je me demande donc, pourquoi tu n’as pas écrit davantage de poèmes, toi qui savais pourtant reconnaître la capacité de résistance qui habite toute véritable poésie. La tienne, en tout cas, est un antidote efficace aux discours rapiécés de l’esprit et à la parole vidée des sensations brutes. Ta poésie observe la vie méticuleusement, tranquillement, et nous apprend que «l’homme a la multitude des bêtes/ ses gestes ont la profusion des fleurs3». Ou que «l’amour se tait/il a la semaine dure et longue/on en parle comme d’un seul homme/il n’est que des gestes/pareil à la poésie qui n’est pas les poèmes/pareil à la vie qui n’est pas les naissances4». Elle nous donne l’occasion de songer à ce «bel endroit pour faire l’amour sans avoir en tête la suite du monde5», et je me demande souvent par où il faut passer pour arriver à un lieu pareil.

J’aurais pu te poser la question, lors de notre dernier entretien, en 2010 à Québec. Je me souviens des dernières paroles que tu m’as dites, assis sur un banc de la rue Saint-Jean dans le Faubourg, un sourire au coin des lèvres : «…il n’existe aucune ligne droite dans la nature…». Ah les poètes! Oui, sur certains sujets, nous étions de connivence, et je suis heureux de t’avoir laissé sur ces paroles que toi seul tu savais placer au bon moment, au «bel endroit».

Ton éditeur annonce pour l’été un autre titre de toi, posthume celui-là: L’errance amoureuse6. Un inédit en forme de prose peu éloigné d’un journal poétique. J’attends. Avec impatience. Je me dis que ton âme, c’est là peut-être qu’elle est partie se loger pour toujours.

___________

1. En janvier 1985, Jean-Pierre Guay commence la rédaction d’un imposant journal littéraire, dont les six premiers tomes seront publiés par Pierre Tisseyre, puis repris intégralement par la suite chez l’éditeur montréalais Les Herbes Rouges. Œuvre très personnelle, à la langue incisive, ce Journal exprime le parcours d’un homme en colère qui souhaite se «délittératurer» l’existence. Y abondent, entre autres, les critiques acerbes contre le milieu littéraire québécois de cette période (1985-2000). Le dernier tome paru nous laisse entrevoir les problèmes de santé de l’auteur tombé malade.

2. Respectivement : porteur d’os (1974), ô l’homme (1975), Le premier poisson rouge (1999)

3. Jean-Pierre Guay, ô l’homme!, 1975, librairie Guy Chambelland, p.41

4. lbid, p.40

5.  Jean-Pierre Guay, porteur d’os, 1974, librairie Guy Chambelland, p.41

6.  Voir l’article d’Hugues Corriveau «La passion des mots», Le Devoir, 21-22 janvier 2012

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