Ma réflexion s’inscrit dans le débat sur les masculinistes1 que les auteurs du livre Regards sur les hommes et les masculinités. Comprendre et intervenir ont relancé, mais qu’ils n’arrivent pas à dépasser étant eux-mêmes piégés par le discours antiféministe. Boris Cyrulnik a signé la préface en s’inspirant des auteurs qui ont collaboré à cet ouvrage. Un commentaire sur sa préface me semblait suffisant pour mettre en perspective un courant de pensée qui traîne avec lui beaucoup d’ambiguïtés sur le mouvement féministe.
Boris Cyrulnik est éthologue, neurologue, médecin, psychiatre et psychanalyste reconnu pour ses recherches en éthologie humaine et sur la résilience. J’ai lu à plusieurs reprises sa préface du livre Regards sur les hommes et les masculinités. Comprendre et intervenir et ses propos me laissent toujours avec un profond malaise. Un malaise qui est relié au manque de reconnaissance du mouvement féministe dans sa légitimité et sa capacité de comprendre la condition des hommes, comme si les théories féministes n’étaient d’aucuns recours. Mais également, un malaise à l’égard d’un discours qui demeure ambigu sur les liens entre le biologique et le psychologique.
Dès le début de la préface, Cyrulnik affirme que les premières revendications des féministes évacuaient les différences psychologiques et biologiques entre les hommes et les femmes. Parmi ses rencontres avec les femmes, il souligne celle d’une dirigeante du parti communiste qui, au nom de la morale, s’opposait à la contraception. Voilà qui donne le ton à ses relations avec le mouvement féministe qu’il associe à une image négative alors qu’en réalité, le contexte de l’époque dans lequel les femmes se mobilisaient visait plutôt à sortir d’une conception psychologique et biologique de leur identité tout comme les Noirs et les Juifs refusaient d’être réduits à une race inférieure. C’était pour les uns une façon de s’opposer au racisme, pour les autres au fascisme et pour le mouvement des femmes au sexisme.
Cyrulnik soutient qu’il y a encore des conceptions caricaturales sur « la différence des genres, comme ces femmes qui prétendent que seuls les hommes ont été nazis et antisémites. Les femmes, perpétuelles victimes innocentes, n’ont rien à se reprocher puisqu’elles n’avaient pas accès au pouvoir ». C’est bien mal connaître l’histoire du Québec où l’engagement des femmes à l’époque du totalitarisme et du duplessisme ne se construisait pas sur la victimisation, mais sur un idéal de justice et de liberté comme les actions menées par Léa Roback, juive et militante pour les droits des travailleuses et amie de Simone Monet-Chartrand, qui reprochait à Duplessis de raisonner comme Hitler : « Kinder, Küchen und kircher » (« Les enfants, la cuisine et l’Église »). Les femmes de cette époque ne se voyaient pas en « perpétuelles victimes innocentes » et ce n’était pas contre les hommes qu’elles luttaient, mais bien contre un système qui enfermait les femmes et les hommes dans une logique dogmatique et capitaliste.
Cyrulnik enchaîne en disant que « par bonheur, la plupart des féministes ont elles-mêmes corrigé ces excès sexistes et travaillé à l’épanouissement réel des femmes ». Mais que ce progrès a créé « un énorme problème culturel » : celui de la modification des structures sociales, dont la famille, qui permet aux femmes d’agir dans un cadre plus libre, mais qui laisse les hommes et les enfants sans modèles identitaires. Autrement dit, de sexistes qu’elles étaient, tout en étant un peu innocentes, les femmes se seraient épanouies en changeant les structures sociales et en construisant pour elles-mêmes un espace de liberté et une socialisation qui leur permettent d’avoir « un plus grand choix d’existence [que celui des garçons] : femme-sexy, femme-enfant, mère-courage, féministe-combattante ou femme-libérée ».
Avouons que les trois premiers choix sont bien minces, assez stéréotypés et qu’il est difficile de voir en quoi « la socialisation des garçons est plus étroite que celle des filles ». Elle est plutôt différente et apprise afin de se conformer à des rôles et à des normes. Pour paraphraser Simone de Beauvoir, « on ne naît pas homme : on le devient », dans leur cas, les hommes surfent sur des rôles de superhéros, de macho, de don Juan, de protecteur, d’invincible, etc. À ce petit jeu, la socialisation des garçons n’est pas plus rigolote mais les situe dans un rapport d’inégalité qui les avantage quand l’homme-sexy et viril est encore debout alors que la femme-sexy le regarde à quatre pattes tout en prenant soin de lui. Le dernier livre de Lori Saint-Martin, Postures viriles : ce que dit la presse masculine2, montre bien que cette représentation des hommes dans des postures et des rituels sexués dominants façonne le discours sur les rapports h/f qui n’est pas très rassurant pour l’avenir de la condition humaine.
Quant à la « féministe-combattante », Cyrulnik semble la ramener sur le terrain de la condition des hommes où la lutte doit être menée contre l’hégémonie masculine. C’est oublier une autre partie du problème sur lequel le mouvement des femmes se mobilise, soit la transformation des structures politiques, institutionnelles et organisationnelles. Un terrain plutôt politique sur lequel l’auteur n’ose pas trop s’aventurer, préférant se situer sur le mode de la différence culturelle, psychologique et biologique pour expliquer les inégalités entre les sexes.
Il semble y avoir actuellement un retour à la sociobiologie qui, avec l’emprise de la technoscience sur l’humain, participe à un renversement de la notion de droit en fondant celui-ci sur l’univers génétique de l’espèce humaine. Cyrulnik semble se rapprocher de ce glissement fort inquiétant en insistant sur l’importance de la dimension biologique qui défavorise les hommes. Par exemple, il écrit que le sexe fort est perdant dès le départ dans la vie puisque les avortements spontanés touchent majoritairement les hommes et que l’espérance de vie des hommes est inférieure à celle des femmes. Plus loin, il revient à la charge avec les différences biologiques au sujet du décrochage scolaire des garçons et des filles, en affirmant que « [l]’avance neuropsychologique des grandes filles sur les garçons est évaluée à deux ans, à l’âge de 12-14 ans. Cette énorme différence de maturation explique probablement le décrochage scolaire croissant des garçons […] ».
Permettez-moi deux petites remarques. La première pour signaler que des études montrent que le décrochage scolaire des garçons est plutôt en décroissance depuis une trentaine d’années tout comme celui des filles. Dans les deux cas, l’amélioration est notable, mais ce qui semble déranger certains groupes d’hommes, c’est que les filles réussissent mieux que les garçons. Une situation pourtant sans problèmes dans les années 70, mais qui est devenue pour certains étrangement alarmante avec l’amélioration de la condition des femmes et leur présence accrue dans des secteurs autrefois occupés par des hommes.
La deuxième remarque porte sur l’idée fallacieuse que ce sont les conditions biologiques qui marquent la réussite des filles et l’échec des garçons. Ces affirmations fondées sur des différences biologiques sont sans intérêts quand il s’agit de situer les relations hommes/femmes sur la question des droits universels, de l’égalité et de la justice. Ce sont certes des différences auxquelles il faut accorder de l’attention, mais en aucun cas il ne faudrait s’appuyer sur ces différences naturelles pour fonder nos normes communes.
Cyrulnik constate également que nous sommes engagés dans une révolution culturelle qu’il ne faudrait pas gâcher. Ce qui laisserait peut-être entendre que les féministes ne seraient pas disposées à compléter les transformations culturelles. C’est, il me semble, ce que croit le comité d’experts sur les homicides intrafamiliaux et son président Gilles Tremblay, docteur en sciences biomédicales de l’Université de Montréal et professeur à l’École de service social de l’Université Laval. Ce comité a été créé par le ministre de la Santé, Yves Bolduc, à la suite du double meurtre de Yves Turcotte, cardiologue, qui a tué ses deux enfants en 2010. Les groupes de femmes ont été écartés de ce comité malgré leur grande connaissance des drames familiaux. Une décision que déplore également le Conseil du statut de la femme (CSF). Le comité aurait tout au plus laissé entendre que les organisations qui oeuvrent auprès des femmes seraient consultées.
Le CSF s’interroge également sur la pertinence de ce comité considérant que l’analyse des drames familiaux pourrait se limiter à des problèmes de santé mentale. Le Conseil rappelle qu’en 2009, selon les statistiques du ministère de la Sécurité publique, les drames familiaux ont provoqué l’assassinat de quinze femmes et de deux hommes. Cet écart, soutient le Conseil, doit être replacé dans le cadre précis où ce sont des actes de violence commis par des hommes envers les femmes dans l’intention de garder le contrôle.
En fait, dans la réflexion de Cyrulnik sur la condition masculine, il s’agit moins de lutter contre les stéréotypes masculins que de les rendre socialement acceptables et encore moins d’intervenir sur le caractère dominant des structures sociales et politiques largement contrôlées par les hommes. L’attention accordée aux malaises des hommes finit par jeter dans l’ombre les pratiques et les dessous de la domination masculine.
1. Voir à ce sujet Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué, Éditions du remue-ménage, 2008.
2. Lori Saint-Martin, Postures viriles : ce que dit la presse masculine, Éditions du remue-ménage, 2011.
Jean-Martin Deslauriers, Gilles Tremblay, Sacha Genest-Dufault, Daniel Blanchette, Jean-Yves Desgagnés, Regards sur les hommes et les masculinités.Comprendre et intervenir, PUL, 2010.