À l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs (février) et de la Journée internationale des femmes du 8 mars, Jeanne-Marie Rugira, professeure au département de psychosociologie de l’UQAR, nous partage ses réflexions sur l’exil, l’éducation, et le métissage interculturel et transgénérationnel.
Parfois, nos fils et nous ne sommes plus de la même famille.
J’ai un fils. Un fils d’ici et d’ailleurs…
Il est né là-bas… mais il ne s’en souvient plus.
Il a grandi, ici et aujourd’hui, c’est l’ailleurs qui l’appelle.
Tout comme moi, il ne sera jamais de là où il est… et j’ignore s’il le sait.
J’ai un enfant à la peau noire et à la langue blanche.
Un enfant aux imaginaires métissés…
Il ne parle pas la langue de ses parents.
Il ne sait pas bien prononcer son propre nom de famille.
Il se fait parfois corriger par les passants dans des villes étrangères.
Là-bas, presque nulle part, au coin d’une rue inconnue…
Il est reconnu de fait, dans cette identité signée de son sang.
Son corps l’a trahi… Il est vu et reconnu.
On le hèle alors joyeusement dans sa langue maternelle.
Une langue qu’il n’a jamais parlée et dont il ne reconnaît que la musicalité.
Il se retourne, il regarde et il ne voit qu’un visage inconnu.
Un parmi les autres, indistinguable à ses yeux.
Un visage inconnu et qui pourtant l’a bien reconnu.
Un visage humain dans lequel il ne sait pas encore se reconnaître totalement.
Un visage souriant… presque bienveillant.
Un être humain qui se reconnaît dans lui avec joie et soulagement.
Un être qui tente ainsi de sortir de l’anonymat.
Un être humain qui le rappelle à ses origines… à son identité de compatriote.
Une identité sienne lui est alors redonnée pour un instant.
Une identité dont il ne reconnaît pas les contours.
Oui, je suis Rwandais… répond-il candide, sans trop savoir ce qu’il dit.
Sans trop savoir non plus comment l’autre a fait pour le savoir.
Sans trop savoir ce qui dans son corps, dans son port nous serait spécifique.
Qui est donc celui-là, que les autres voient et que je connais si peu ?
J’ai un fils apatride. J’ai peur parfois qu’il ne soit de nulle part.
J’aime souvent l’idée qu’il soit de partout.
J’enrage parfois qu’il n’appartienne à rien.
J’aime souvent la vue qu’il appartient au Tout et donc s’appartient.
J’ai un fils sans attaches ! Je pleure parfois de le savoir si loin des miens, des nôtres.
J’aime beaucoup l’idée qu’il sera proche de lui et de tous.
Je crains parfois qu’il souffre de déracinement.
Je trouve souvent qu’il a ses racines bien plantées au centre de son cœur.
Mais, dis-moi Maman, comment on vit quand on est de nulle part ?
À quoi on appartient quand on est de partout ?
Avec qui cheminer sur des terres inconnues ?
Dans quelle langue rencontrer mes liens de sang ?
À quels signes reconnaître mes liens d’âme ?
Je suis une mère ignorante.
Une mère dépassée. Une mère désuète…
Mon fils devient un homme…
Je peux enfin me reposer de mon insuffisance.
Je ne pourrais jamais me prétendre ancienne dans son monde.
Je suis de la tradition orale et il est de l’ère numérique.
Dans quelle langue allons-nous donc prendre refuge ?
Sur quel territoire nous rencontrer ?
J’ai un fils qui ne sait pas d’où je viens.
J’ai un fils et j’ignore tout de son monde.
Entre nous, il y a des époques et des territoires infinis.
Entre nous, il y a des cultures, des civilisations entières.
Entre nous, il y a un océan d’amour.
Un océan qui nous contient et qui nous tient ensemble.
Un océan néanmoins qui reste à traverser pour nous rencontrer.
Un océan qui nous lie et nous sépare.
Mon fils, il n’est pas comme moi, il est différent.
Il n’est pas apatride. Il réside dans le cyberespace.
Il a une patrie virtuelle et sans frontières.
Son pays, c’est Facebook.
Pour y naviguer… il ne passe pas aux douanes.
Il n’a pas besoin de visa pour y entrer.
Il ne fait pas affaire avec les services d’immigration pour s’y installer.
Il n’a pas besoin de permis de séjour pour y inviter ses amis.
Moi, je suis d’une autre époque.
Je ne nous ai pas vus changer de civilisation.
Je suis encore fille de la réalité.
Même si j’habite mieux les vents que les maisons.
Je ne sais pas comment vivent les virtuoses, dans les mondes virtuels.
Je ne sais pas bien discerner le rôle d’une mère dans ce type de monde.
Je ne sais même pas s’il y a des fils.
Pour faire simple, je dois dire que je ne sais plus comment être une mère.
C’est pour lui confesser cette ignorance que j’écris.
Je déposerai ces notes sur son mur Facebook.
Qui sait, peut-être un jour, en passant par là…
Il pourra lire mes confessions.
Jeanne-Marie Rugira
Jeanne-Marie_Rugira@uqar.ca
Rimouski, 9 février 2012