Le Grand Partout retrace les errances sur trains de marchandises de l’auteur, William T. Vollmann, accompagné le plus souvent d’un brave type du nom de Steve Jones. Ces aventures clandestines nous transportent à travers l’Amérique profonde, nous entraînant à la recherche des hobos de la belle époque. L’auteur cherche et questionne ceux qui subsistent, prêt à payer parfois pour un récit de resquillage. La belle époque n’est plus et la réalité, elle, est faite d’une dureté tout à fait humaine.
« Ni la candeur extatique des routards de Kerouac, ni les victoires âprement remportées par les resquilleurs de Jack London jouant au chat et à la souris, et certainement pas les navigations prudentes de la jeunesse fluviale de Twain ne me caractérisent. Je suis mon propre chemin erratique, seul ou accompagné, taraudé par les défaillances de mon courage, de mon énergie et de ma charité, sans savoir exactement où je vais sans y être parvenu. »
Que cherche donc Vollmann dans les voyages erratiques qui nous sont rapportés par bribes qui semblent l’être tout autant? Peut-être que le lecteur ne le saura jamais, même au revers de la dernière page. L’auteur émet vers le milieu de l’ouvrage une hypothèse : c’est La Montagne Froide qui est recherchée, image tirée d’un poème de Han Shan; vague lieu de l’accomplissement, de la liberté ou peut-être même de la sérénité… Plus tard s’y greffe l’idée de la Vénus Diesel, déesse des déesses qui porte le cœur de l’homme sur des distances vertigineuses. L’auteur est au moins sûr d’une chose et la conviction qu’il y accorde impose le respect :
« Quand je chevauche les rails, je ne veux pas aller simplement n’importe où; j’exige d’aller au Grand Partout. »
Les paysages ne sont souvent qu’entrevus par la porte d’un wagon couvert, sur fond d’odeur de créosote, quand ce ne sont pas des résidus chimiques qui brûlent la peau. L’ambiance est aussi souvent faite de béton, de graffitis et du bruit de l’acier sur l’acier.
« Des wagons pâles s’entrechoquaient bruyamment dans la nuit fraîche; le train ronronnait comme un cœur rapide de robot. »
Beaucoup de qui-vive aussi. Les hommes et les femmes du Grand Partout sont gardiens de leurs grands secrets, parfois parce que c’est la seule chose qu’ils possèdent vraiment, parfois pour des raisons que l’on ne sait que trop tard. Par-dessus tout, éviter les bourrins (gardiens de sécurité) qui peuvent vous jeter en prison pour aussi peu qu’une envie de clandestinité :
« Ils formaient des îlots d’autorité (les bourrins) dans la nuit, jouissant d’un immense pouvoir théorique sur nous, comme nous, ils étaient minuscules et seuls; la nuit était plus immense que n’importe lequel d’entre nous, et nous lui appartenions plus qu’eux. »
Fascinant comme Vollmann sait rendre un paysage nocturne plus attachant et plus vivant qu’au grand jour. On aimerait voir plus souvent sa plume s’adonner au lyrisme intelligent et moderne qui caractérise certains passages. En effet, l’écriture, relatant souvent le fait et les témoignages, trahit le journaliste en l’auteur. Ce peut aussi être une bonne chose puisque c’est ce même journaliste qui a eu l’idée de joindre plus d’une soixantaine de photos de ses périples.
Cet ouvrage n’en est pas un d’évasion et de fantasmes. Il force plutôt la rencontre avec le réel et les hommes que l’on oublie. C’est de cette manière qu’on peut expliquer le malaise que nous laisse Le Grand Partout. Pour ma part, je ne sais pas ce que cherche William Vollmann, mais je sais ce qu’il a trouvé : du courage.
« Or n’était-ce pas là une des raisons qui me poussaient à prendre les trains de marchandises : remettre la peur à sa place? »
William T. Vollmann est né en 1959 à Los Angeles. Il est écrivain, photographe, journaliste indépendant et peintre. Auteur de plus d’une quinzaine d’œuvres comprenant des romans, des nouvelles, des récits et des essais, il vit aujourd’hui à Sacramento.
William T. Vollmann, Le Grand Partout, Paris, Actes Sud, 2011, 256 p.