Champ libre

Le Théâtre des Cuisines : 38 ans d’art féministe

Par Véronique O'Leary le 2012/03
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Champ libre

Le Théâtre des Cuisines : 38 ans d’art féministe

Par Véronique O'Leary le 2012/03

Naissance du Théâtre des Cuisines

8 mars 1974. Un sous-sol d’église à Montréal, Salle Saint-Edouard, coin Beaubien et Saint-Denis. Près de 3 000 personnes dans la salle, dont les trois quarts sont des femmes. On n’ose pas encore dire « pour femmes seulement ». L’atmosphère est fébrile, survoltée, et pour les organisatrices et pour les femmes venues fêter : c’est le premier « gros » 8 mars à Montréal, Journée internationale des femmes longuement préparée par les groupes féministes, des femmes de groupes populaires et des femmes de centrales syndicales qui se sont battues pour obtenir quelques dollars de leur centrale pour cette célébration intitulée Menagères-Travailleuses, même combat.

Au programme, en fin de soirée, après les témoignages de travailleuses, d’immigrantes, de grévistes, après les chansons de Pauline Julien, doit être présenté Nous aurons les enfants que nous voulons, par le Théâtre des Cuisines. Nous sommes huit femmes, tremblantes de peur à l’arrière-scène. II est près de minuit lorsque vient notre tour. Mais on ne peut pas reculer devant l’actualité de la répression : le Dr Morgentaler attend le verdict de la Cour d’appel… qui l’enverra en prison pour avoir fait des avortements médicaux – illégaux – à des femmes qui le lui avaient demandé. Le Centre des femmes qui lui en réfère beaucoup a déjà été perquisitionné une première fois et, surtout, parler d’avortement publiquement est encore un tabou dans le Québec de 1974. Pourtant, des femmes y meurent encore d’avortements de charlatans et beaucoup se mutilent et deviennent stériles.

Alors, comme nous avons créé notre pièce, nous allons la jouer : avec notre révolte, notre raison et notre cœur. Dès le début, quatre femmes disent chacune leur décision de se faire avorter. Nos « J’ai décidé de me faire avorter » tombent dans un silence total. À la fin, au moment où nous levons toutes la banderole « Pour une maternité librement choisie, luttons pour la contraception et l’avortement libres et gratuits », des dizaines de femmes viennent nous rejoindre sur la scène pour chanter avec nous. Les bravos et l’émotion intense résonnent dans toute la salle : le Théâtre des Cuisines, première troupe féministe au Québec, est né pour le public et, nous ne le savons pas encore, la lutte pour le droit à l’avortement devra continuer pendant 15 ans. Devra-t-elle reprendre bientôt ?

Pourquoi et comment ?

En 1987, j’écrivais dans un article pour la Nouvelle Barre du Jour :

« Pourquoi un beau jour d’été 1973, ai-je voulu et réussi à convaincre d’autres militantes féministes du Centre des femmes et de groupes populaires de faire ensemble une pièce sur l’avortement ? C’est simple : j’étais jeune comédienne et je croyais dans la force extraordinaire du théâtre pour transmettre nos idées et nos émotions. Je l’avais expérimenté d’abord pendant l’École de théâtre en France lors du fameux Mai 68, puis en 69-70 avec des groupes de théâtre de rue à Montréal. La création du Théâtre des Cuisines a été un geste politique et d’amour, indissociable du contexte sociopolitique d’alors, où nous avons mis en application ce que nous, féministes, disions : le privé est politique. » (NBJ, « Femmes et scandales, 1965-1985 »)

Pourquoi « des Cuisines » ? Parce que c’est le lieu traditionnel du travail des femmes… au foyer ! En 1974, 70 % des femmes sont travailleuses à la maison.

Des créations engagées, là où sont les gens

L’année suivante, en 1975, c’est une deuxième création, toujours pour le 8 mars, avec Môman travaille pas a trop d’ouvrage, sur le travail ménager/invisible, pièce devenue depuis un classique du théâtre féministe.

Ces pièces ont été créées dans la mouvance artistique des créations collectives et de l’art dans et avec la communauté, que l’on appelait alors théâtre « engagé » ou « politique ». Comme le Théâtre Euh à Québec, les Gens d’en Bas au Bic. On y vivait l’influence de Brecht, de Michel Tremblay, de la musique traditionnelle québécoise…

Mais surtout, on affirmait que l’art appartenait à toutes et à tous. Il ne s’agissait pas « d’amener l’Art issu des classes dominantes vers le peuple » dans une relation de haut en bas, mais bien que le peuple développe son propre langage artistique et imaginaire. « Le cheminement théâtral et politique sont pour nous inséparables : on ne remet pas en question une organisation sociale sans remettre aussi en question la culture qui en est issue et qui la soutient. » Nous nommions que la pratique de l’art est un geste politique, subversif même, et qu’elle doit être accessible partout.

Plusieurs pièces seront jouées aux quatre coins du Québec. Les représentations ont très souvent lieu là où sont les gens, devant des publics qui ont peu ou pas accès au théâtre : dans des cafétérias de lieux de travail (ou en grève), dans des écoles, des sous-sols d’églises de villes ou villages… et dans des théâtres.

Il y aura, en 1984, lors de la visite du pape Jean-Paul II à Montréal, notre reprise de Les fées ont soif, de Denise Boucher, avec Pauline Julien et Luce Guilbeault, pièce dénonçant avec force et poésie les stéréotypes de la Vierge, de la maman et de la putain, qui avait fait scandale à sa création en 1978. C’était plein tous les soirs, ouf : une respiration et un clin d’œil féministes dans le délire médiatique « pas-pâle » !

Le Théâtre des Cuisines, qui aura des périodes de conflits internes, de silence, continuera avec des équipes renouvelées, passant de Montréal au Bas-Saint-Laurent en 1990.

En 1994, Trompe-la-peur blues, une tragédie-clownesque sur la violence et la peur vécues par les femmes et les enfants, sera créée au Festival de Trois-Pistoles, à l’invitation de Victor Lévy-Beaulieu, puis en tournée au Québec.

En 2000, nous animerons la création collective Les décrocheurs de rêves, faite par des jeunes « raccrocheurs » de l’école Le Grand défi, qui sera jouée à la Cathédrale de Rimouski quatre soirs de suite : ils éveilleront à leur réalité les 800 personnes venues à leur rencontre.

Et depuis, des spectacles lors d’événements dans la communauté, la Nuit des Sans-abris, la Marche mondiale des femmes, le Forum social bas-laurentien.

Créer chacunE un autre monde par l’art, ensemble

Dans l’esprit où l’art est un lieu de développement de son pouvoir d’agir – « empowerment » –, le Théâtre des Cuisines offre, depuis le début, des ateliers de création dans diverses communautés. Ces ateliers permettent à celles et à ceux qui y participent de découvrir la richesse de créer ensemble et d’exprimer leur vision du monde par l’art, pour qu’un autre monde soit possible. L’exploration passe par l’ouverture à la conscience de son corps, premier instrument de création, territoire vivant de notre psychisme et de notre imaginaire. Il est pétri de tous nos conditionnements, dont le clown, que nous aimons, est le miroir rieur de ces chaînes invisibles.

Debout sur la Terre

En 2011-2012, nous avons monté, en collaboration avec le Centre-femmes de Rimouski, le projet Debout sur la Terre. Grâce à une subvention du Fonds régional d’investissement jeunesse, nous avons mis sur pied deux groupes de femmes qui réalisent une création collective interdisciplinaire (gratuitement). Et la magie est là : au-delà des défis pour toutes, des peurs, des obligations familiales, des vulnérabilités de la création pour les participantes et des difficultés à animer à deux pour les artistes-animatrices qui n’avaient pas travaillé ensemble auparavant, elles ont plongé, en art visuel/performance avec Anjuna Langevin, et en art gestuel/théâtre/masques et clown avec Véronique O’Leary.

« À chaque atelier, je redécouvre le formidable pouvoir transformateur de l’art, celui de ramener chaque personne à ce qui fait de nous des humains, à l’essentiel, ce lieu de tous les possibles. Au fil des semaines et du travail de groupe, de nouveaux espaces s’ouvrent aussi dans ma pratique. Une communauté tissée serrée s’est formée dans ces groupes. C’est une grande joie de travailler avec ces femmes, elles sont lumineuses parce qu’elles allument leur propre étoile », souligne Anjuna Langevin.

Elles touchent à l’invisible, à l’éphémère qui nous traverse, à ce lien qui se crée entre elles, sans compétition, et qui rayonne dans leur quotidien. L’authenticité de leur démarche et leur engagement nous font toutes goûter à une beauté et à un imaginaire étonnant, émouvant qui nous transforment.

Le Théâtre des Cuisines fêtera ses 38 ans le 8 mars : la flamme est toujours vivante et en mutation au cœur du chaudron.

Il y aura sans doute des interventions et des ateliers publics au printemps pour partager Debout sur la Terre. Ayez l’œil et l’oreille alertes : vous en entendrez parler. Pour plus d’information sur les activités du Théâtre des Cuisines, visitez le site theatredescuisines.org.

***

Témoignages des participantes

« Il n’est pas nécessaire d’être un artiste pour comprendre que l’art est un formidable outil d’épanouissement personnel. Le fait que les ateliers s’inscrivent dans la durée nous permet de voir les retombées dans notre vie de tous les jours et dans nos relations avec les autres. Bref, ces ateliers sont une magnifique source de dépassement de soi. »

– Sandra

« C’est un moment de ressourcement et aussi une occasion de créer des liens avec des femmes toutes différentes les unes des autres. Les ateliers stimulent grandement ma créativité et ils m’aident à mettre en action différents projets personnels que je porte. »

– Sophie

« Avec toutes ces années à être mère monoparentale, j’avais pris le pli d’être attentive aux besoin de l’autre. Je vis maintenant une autre étape de vie où je ne peux plus utiliser cette excuse ! Je suis seule avec moi-même… mais où suis-je ? L’atelier me donne ce temps de réflexion en toute légèreté, une reconnexion avec moi-même tout en étant en groupe, ce qui pour moi est essentiel : ça encadre un peu le vertige des possibilités infinies. »

– Hélène

« Le plaisir de vivre une expérience de créativité avec des femmes allumées… Pour moi, la partie la plus importante de ces ateliers et celle qui touche le corps, sous quelque forme que ce soit. J’ai l’impression de me réveiller à des parties de moi endormies… Nous nous rassemblons pour trouver des voies créatives pour défendre la vie sur notre planète, pour défendre la planète de nos enfants et de nos petits-enfants, la planète des générations à venir. »

– Gabrielle


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