Ce texte s’inspire de ma pratique et de ma réflexion en tant que sexologue clinicienne et sexoanalyste de même que de la thèse de doctorat de Denise Medico portant sur la question transgenre1.
Le travail d’accompagnement des personnes consultant pour une souffrance ou un questionnement en lien avec la sexualité ne peut faire l’économie d’une réflexion, voire d’un positionnement sur la question du genre. Cette réflexion devient incontournable lorsque la demande d’aide concerne spécifiquement l’identité de genre. À ce chapitre, la clinique2 s’est traditionnellement inscrite dans un paradigme dichotomique (féminin / masculin, sexe / genre, corps / esprit), une vision qui conduit inéluctablement à interpréter (donc à diagnostiquer et à traiter) comme « trouble de l’identité de genre » toute expression de discordance entre le sexe et le genre dont la manifestation la plus extrême se trouve chez le transsexuel qui dit : « je ne suis pas dans le bon corps ». Le transsexualisme, où le préfixe trans désigne « traverser », donc effectuer le passage d’un genre vers l’autre afin de mettre le physique au diapason du ressenti, ne met pas en cause les attributs supposés du féminin et du masculin, ni cette classification de genre elle-même.
Trans peut également signifier aller au-delà, transcender le masculin et le féminin, ce à quoi l’appellation transgenre correspond mieux. C’est d’abord sur le plan social et politique, sous l’influence des courants féministe post-moderne et constructionniste – notamment dans les études de genre et les mouvements de défense de droits des minorités sexuelles – qu’on a critiqué la logique de catégorisation du genre et la fixité de ces catégories, tout en mettant en lumière les logiques de pouvoir inhérentes à celles-ci. Mus par ces mêmes courants de pensée, certains cliniciens cherchent à renouveler leur pratique auprès des personnes transgenres en s’ouvrant à une vision non plus binaire du genre, mais plurielle, mouvante et dynamique, offrant ainsi un espace à l’individu pour se penser et se vivre différemment et aussi, être validé comme tel.
Il y a incontestablement des personnes qui expérimentent leur rapport au genre comme une erreur sur le corps. Ces personnes trouveront assez aisément une aide clinique spécialisée puisque la transition sexuelle médicalisée est instituée sur le modèle « transsexuel », en d’autres mots le paradigme dichotomique.
Mais qu’en est-il des autres qui ne se reconnaissent pas dans cette narration de traverse ? La réflexion de Denise Medico, aux confluents du politique, du social et de la clinique sur la question transgenre, est très éclairante pour le clinicien cherchant d’autres voies d’accompagnement. Ses travaux s’harmonisent avec l’évolution de la pensée sexoanalytique3 sur le genre et la sexualité. D’abord, elle choisit l’appellation trans* pour signifier « toutes les possibilités identitaires, diagnostiques, sociales liés à la transgenralité ». Son positionnement comme chercheure et clinicienne s’articule sur trois axes : l’intersubjectivité, la corporéité et la sexualité. L’intersubjectivité sous-entend que le lien à l’autre est « essentiel pour construire le sentiment de soi et avoir le sentiment d’exister ». Cette posture prenant en compte les ressentis et résonances du thérapeute dans le lien au patient permet cette co-construction de soi, ici de la subjectivité trans*. Cette posture clinique se situe à l’opposé du monologue de l’expert sur le vécu de l’autre. La corporéité, pour Medico, signifie que le genre est aussi expérimenté comme une incarnation et que le vécu corporo-affectif chez la personne trans* est souvent en rupture avec les schémas du genre. La corporéité trans* est nomade et peut être multiple, i.e. pouvant se vivre en alternance et en différents amalgames du féminin et du masculin. Enfin, la sexualité paraît comme un lieu privilégié du devenir de la subjectivité trans*. Car si la pluralité des positions possibles dans l’expérience du genre apparaît comme une évidence dans sa recherche, cette pluralité est tout aussi présente dans la sexualité. L’auteure constate que ce qui est recherché dans la sexualité change en même temps que change le genre auquel la personne s’identifie et que comme cette identification est mouvante, la sexualité l’est tout autant.
Défendue au je et ponctuée des récits de quinze personnes transgenres, la thèse de Medico ouvre à une conceptualisation du genre nomade et métissée, faite de territoires à explorer, pour ainsi mettre du mouvement dans l’expérience du corps, de l’identité, de la sexualité.
Si la question du genre se pose de manière aigue dans les demandes de consultation reliées à l’identité de genre, la clinique sexologique générale peut grandement bénéficier d’une telle réflexion. C’est d’ailleurs dans cet esprit que la sexoanalyse travaille, concevant le genre comme l’aménagement dynamique du masculin et du féminin à l’intérieur d’un individu et le rattachant au vécu sexuel de la personne qui sollicite une aide.
Si le clinicien n’avait qu’une posture à retenir, ce serait celle de l’ouverture. Du mouvement aussi. Qu’il sache se distancier des théories sur la sexualité et le genre – y compris celles avancées dans cet article ! – afin de se garder de basculer dans l’idéologie et de subtilement faire de son cabinet un lieu d’endoctrinement. Qu’il soit soucieux de rester ouvert à la théorie dont chaque sujet est porteur. Car l’autre a d’abord et avant tout besoin d’un espace pour se dire, et cet espace ne sera possible que si les larges oreilles du clinicien sont au rendez-vous.
1. Denise Medico, Le devenir féminin transgenre : une étude qualitative et réflexive sur le genre, la corporéité et la subjectivité sexuelle, Faculté des sciences sociales et politiques, Institut de psychologie, Université de Lausanne, Suisse, 2011.
2. Par « clinique », on doit entendre tant la sexologie, la psychologie que la psychiatrie.
3. Fondée au Québec par le professeur Claude Crépault dans les années 80, la sexoanalyse est aujourd’hui un champ d’études dont l’une des conceptualisations-clés est l’articulation du sexuel selon trois sphères : genre, fonction érotique et rapport à l’autre (sexué et genré).
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Publications récentes
Les travaux d’Alexandre Baril, doctorant à l’Université d’Ottawa, chercheur dans les domaines des théories féministes, queers et trans. Il a publié un mémoire de maîtrise sur Judith Butler et le féminisme post-moderne disponible en ligne sur www.crac-kebec.org.
« Le genre en question ou questions de genre », un article publié par Claude Esturgie, médecin, sexologue et sexoanalyste, dans la Revue internationale de sexoanalyse accessible en ligne sur revue.sexoanalyse.com. Publié dans une version plus longue aux éditions Léo Scheer avec le sous-titre De Pierre Molinier à Pedro Almodovar.