Politique

Pour comprendre le mouvement des Indignés: «Événement et organisation politique» d’Alain Badiou

Par Alain Badiou le 2012/01
Politique

Pour comprendre le mouvement des Indignés: «Événement et organisation politique» d’Alain Badiou

Par Alain Badiou le 2012/01

Avec Le Réveil de l’Histoire, publié en 2011, Alain Badiou met sa conception de l’événement politique à l’épreuve des nouvelles « circonstances » que constituent les soulèvements dans les Pays arabes. En les classant sous le genre commun de « l’émeute », Badiou donne à penser la différence spécifique entre trois types de rassemblements populaires : l’émeute sera définie comme « immédiate », « latente » ou « historique ».

Les violences survenues dans des quartiers pauvres en Angleterre ou en France de 2005 à 2011 fournissent des exemples d’émeutes « immédiates ». Ce rassemblement d’une partie souvent jeune de la population, localisé dans le territoire de ses participants, est dominé par la destruction, notamment celle des signes de l’État. Ce type d’émeute se caractérise donc par une localisation faible et une extension sociale restreinte. Elle émane souvent d’un quartier et se propage d’un site à un autre par mimétisme. Badiou affirme que l’émeute immédiate n’est ni politique ni pré-politique bien qu’elle puisse ouvrir la voie à une émeute historique, à condition de s’étendre, de se trouver d’autres localisations, de durer et de s’intensifier.

L’émeute devient en effet historique quand elle occupe un site qui lui permet de perdurer et de s’étendre à une composition sociale plus importante. Elle définit une subjectivité qui permet de distinguer une intention universalisable.

Badiou n’interprète pas les soulèvements dans les pays arabes en vertu d’une exigence de démocratie mais comme l’ouverture de la possibilité d’un avènement d’une Idée qu’il propose d’appeler « communisme ». S’il accorde peu de place aux mouvements des indignados espagnols, malgré un bref hommage (p. 144), c’est en raison d’une réticence quant à un désir de « démocratie réelle », suspect d’appartenir encore à l’idéologie de la démocratie parlementaire capitaliste.

L’extrait qui suit permet de comprendre pourquoi, aux yeux de Badiou, le sens de l’événement politique ne réside pas fondamentalement dans un désir de démocratie mais dans la « venue à l’existence » d’un « inexistant » et des conséquences que fonde cet avènement.

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1. Un monde attribue toujours des intensités d’existence à tous les êtres qui peuplent ce monde. Du point de vue de leur être, les gens à qui ce monde tel qu’il est attribue une faible, voire négligeable, quantité d’existence, sont par principe en situation d’égalité vis-à-vis des autres. Les prolétaires qui disent « Nous ne sommes rien, soyons tout! » sont absolument dans la situation, et s’ils disent qu’ils ne sont rien, c’est au regard, non de leur être, mais de l’intensité d’existence qui leur est reconnue dans l’organisation de ce monde et qui fait qu’ils y sont quasiment comme des inexistants. On peut dire aussi que le concept d’être est extensif (tout le monde se présente dans l’égalité d’être un vivant humain), alors que la catégorie d’existence est un prédicat intensif (l’existence est hiérarchisée). Une émeute historique crée un moment où une montée de l’être-égal, qui est toujours de l’ordre de l’événement, rend possible qu’on juge le jugement porté sur votre intensité d’existence.

2. Il y a dans tout monde des êtres inexistants, qui sont, mais auxquels le monde confère une intensité d’existence minimale. Toute affirmation créatrice s’enracine dans le repérage des inexistants du monde. Au fond, ce qui compte dans toute création véritable, quel qu’en soit le domaine, ce n’est pas tant ce qui existe que ce qui in-existe. Il faut être à l’école de l’inexistant, car c’est là que se manifestent les offenses existentielles faites aux êtres, et donc la ressource de l’être-égal contre ces offenses.

3. Un événement se signale par le fait qu’un inexistant va, relativement à un monde, parvenir à une existence véritable, une existence intense.

4. Si l’on considère l’action politique, les formes premières du changement de monde, ou d’un réveil de l’Histoire, celles qui sont visibles dans l’événement mais dont l’avenir n’est pas encore prescrit, sont l’intensification – puisque le ressort général des choses, c’est la distribution d’intensités différentes d’existence –, la contraction – la situation se contracte dans une sorte de représentation d’elle-même, de métonymie de la situation d’ensemble –, et la localisation – le nécessité de construire des lieux symboliquement significatifs où soit visible la capacité des gens à prescrire leur propre destin. Il faut noter que la visibilité comme telle n’est pas réductible à la visibilité dans les médias, soit à ce que l’on nomme la communication.

5. La visibilité conquise par la localisation de l’émeute a une importance intrinsèque. C’est une norme immanente, il faut se rendre visible : la visibilité est une adresse universelle, y compris à soi-même. Pourquoi est-ce si important? C’est qu’il faut que l’être de l’inexistant apparaisse comme existant – ce qui amorce la transformation des règles elles-mêmes de la visibilité. La localisation, c’est l’idée d’affirmer dans le monde la visibilité de l’universelle justice dans la forme de la relève de l’inexistant. Et pour se faire, il s’agit moins de montrer ses muscles, ou même qu’on est plusieurs milliers, voire millions, que de montrer qu’on est devenu le maître symbolique du lieu.

6. Un événement pré-politique, une émeute historique, se produit lorsqu’une sur-existence intensive, articulée à une contraction extensive, définit un lieu où se réfracte la situation tout entière dans une visibilité universellement adressée. Identifier une situation événementielle, cela se fait en un coup d’œil : puisqu’elle est universellement adressée, vous êtes atteint, comme tout le monde, par cette universalité de sa visibilité. Vous savez que l’être d’un inexistant vient d’apparaître en un lieu qui lui est propre. C’est bien pourquoi, nous l’avons dit, nul ne peut le nier publiquement.

7. Ce que j’appelle la question de l’organisation ou de la discipline de l’événement, c’est la possibilité d’une fragmentation efficace de l’Idée en actions, déclarations, inventions, qui témoignent d’une fidélité à l’événement. Une organisation, c’est en somme ce qui se déclare collectivement adéquat tant à l’événement qu’à l’Idée dans une durée qui est redevenue celle du monde. Ce moment de l’organisation est de loin le moment le plus difficile. Il requiert une attention collective particulière, parce que c’est le moment des divisions en même temps que celui où l’ennemi (le gardien de l’Histoire endormie) cherche à reprendre le dessus. Si ce moment est manqué, le réveil de l’Histoire n’est plus qu’une brillante anecdote, et la politique reste atone.

8. Le processus que j’appelle « organisation » est donc une tentative pour garder les caractéristiques de l’événement (intensification, contraction, localisation), alors même que l’événement en tant que tel n’a plus sa puissance de commencement. L’organisation, en ce sens, c’est, dans le creux subjectif où se tient l’Idée, la transformation de la puissance événementielle en temporalité. C’est l’invention d’un temps dont les caractéristiques particulières sont empruntées à l’événement, un temps qui, en quelque sorte, déplierait son commencement. Ce temps peut alors être considéré comme hors temps, au sens où l’organisation ne se laisse pas inscrire dans l’ordre du temps tel qu’il était prescrit par le monde antérieur. Nous avons là ce qu’il est possible de nommer le hors-temps du Sujet, en tant que Sujet de l’exception.

Si l’événement, l’émeute historique, est une coupure dans le temps – coupure où l’inexistant apparaît – l’organisation est un hors-temps dans le temps, hors-temps qui crée la subjectivité collective où l’existence assumée de l’inexistant, dans la lumière de l’Idée, va affronter la puissance conservatrice de l’État, gardien de toutes les oppressions temporelles.

Alain Badiou, « Événement et organisation politique », dans Le Réveil de l’Histoire. Circonstances 6, Éditions Lignes, pp. 102-106.

Alain Badiou est philosophe, romancier et dramaturge français, professeur émérite de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il est notamment l’auteur de L’Être et l’événement.

Ismaël Jude est auteur dramatique, metteur en scène, docteur de l’Université Paris Sorbonne pour une thèse intitulée « Théâtre et philosophie chez Gilles Deleuze : la notion de dramatisation ».

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