Politique

Des histoires de lieux : autour de Centennial Square

Par Simon Labrecque le 2012/01
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Des histoires de lieux : autour de Centennial Square

Par Simon Labrecque le 2012/01

Centennial Square, au centre-ville de Victoria, Colombie-Britannique, est un carré aux dates. Derrière l’hôtel de ville, jouxtant le théâtre McPherson, une partie de l’endroit est nommée Victoria’s Spirit Square. Les œuvres d’art public qui s’y trouvent évoquent des êtres associés aux peuples autochtones de la région : mâts totémiques (spirit poles), fontaine en forme de louche, mosaïques rappelant des saumons. Y passer est l’occasion d’un questionnement. Qui a habité ce lieu depuis cent ans? Qui l’habite aujourd’hui?

La Ville présente l’endroit comme un espace familial. L’hiver, le grand séquoia y devient arbre de Noël illuminé et, pour la première fois cette année, la chambre de commerce y construira une patinoire. Une majorité de gens ne fait que passer, plusieurs autobus s’arrêtant à cet endroit. D’autres y séjournent de longues heures mais ne peuvent s’y établir pour la nuit, étant donné les interventions du service de sécurité privé engagé par la mairie. Je ne sais avec certitude qui habite ce lieu, ni comment. C’est pourquoi j’ai essayé de poser la question, alors que la Peoples’ Assembly of Victoria allait s’y installer.

J’ai écrit le court récit qui suit à la veille de la manifestation du 15 octobre, qui donna lieu à l’« occupation » de Centennial Square pour un mois. Il est resté inédit jusqu’à maintenant. Avant de le proposer, deux remarques s’imposent :

1. Le nom People’s Assembly of Victoria fut préféré au nom Occupy Victoria lors d’une assemblée générale précédant la manifestation et l’« occupation » qui devait s’en suivre. On souligna les résonances coloniales du terme « occuper », en particulier à Victoria[1]. Si l’on rappelle que maints territoires de ce que l’on nomme Colombie-Britannique n’ont pas été cédés par les peuples autochtones de la région à la Couronne ou au Canada, mais pris et occupés selon des modalités dont la légitimité et la légalité restent problématiques, il appert qu’occuper un lieu pour manifester une présence n’est pas seulement une réponse aux problèmes inquiétant les indignés de 2011, c’est aussi une pratique inséparable de la construction historique de ces problèmes. Qu’est-ce alors qu’occuper un territoire? Peut-on « bien » occuper, ou occuper « mieux »? Question préoccupante!

2. Il existe à Victoria un règlement municipal interdisant l’érection et le maintient de structures d’habitation temporaires (lire : des tentes), à l’intérieur des limites de la ville, entre 7 h 00 et 20 h 00[2]. On se demandait donc ce qu’il allait advenir du campement des indignés. On sut le 15 octobre que nous avions la bénédiction du maire qui faisait campagne pour sa réélection, et on confirma le 16 au matin que ledit règlement ne serait pas appliqué, mais nous ne savions pour combien de temps. Discuter ce règlement au cours des premières heures de l’« occupation » permit de questionner les relations qui pourraient s’établir entre les indignés et les sans-abris qui, de fait, habitent quotidiennement autour de Centennial Square. Quelques années auparavant, alors que des étudiantEs s’étaient installéEs devant le parlement provincial pour manifester, des sans-abris joignirent le campement qui offrait de la nourriture. Lorsque les étudiantEs levèrent le camp, cependant, les autorités cessèrent également de tolérer leur présence. En irait-il de même à Centennial Square? Quelles responsabilités étaient liées à cette « occupation »-ci?

Ces questions se multiplièrent au cours de l’événement, qui prit fin à la mi-novembre. Elles ne trouvèrent aucune réponse définitive. C’est pourquoi il m’apparaît pertinent de donner à lire un récit rédigé le 14 octobre, à la suite et en prévision de plusieurs échanges.

***

Vous souvenez-vous de Toronto? L’été 2010, le sommet du G20, les manifestations, les clôtures, les arrestations? Prenez un instant pour vous rappeler les événements de Toronto, de Gênes 2001 (G8), de Québec 2001 (ZLEA), de Seattle 1999 (OMC) — pour commencer. Souvenirs d’une génération, au moins…

À l’été 2010, j’ai pris part à une manifestation en soutien aux personnes arrêtées à Toronto. La manifestation avait lieu dans la ville de Québec. Nous avons marché du parvis de l’église Saint-Jean-Baptise, en haute ville, jusqu’au parvis de l’église Saint-Roch, en basse ville. Belle journée ensoleillée. Nous étions assembléEs sur le parvis de Saint-Roch pour parler, écouter, exprimer notre soutien, dénoncer, revendiquer.

Nous y sommes alléEs pour parler, mais je crois que personne ne prévoyait être écoutéE d’une manière directe, ou même entenduE, et encore moins se faire parler en retour. En effet, nous nous adressions aux « autorités » et, mis à part quelques policiers, les « autorités » n’étaient pas « là », bien qu’en même temps, elles étaient partout (puisqu’en principe toutE citoyenNE est impliquéE, d’une manière ou d’une autre, dans la légitimation des pratiques policières). Mais nous avons été entenduEs, on nous a parlé en retour, et je maintiens que plusieurs ont mal réagit.

Des gens habitaient déjà le lieu que nous « occupions » momentanément. Le parvis de Saint-Roch est bien connu. Il a même plutôt mauvaise réputation. On dit qu’il s’agit d’un lieu de drogues, d’alcool, de prostitution, de trafiques, de maladie mentale, de flânage…

« Avez-vous déjà été en prison? Moi, j’ai été en prison et je sais ce que ça fait de se faire voler sa liberté pour des mois puis des années », dit un homme.

J’essaie de me rappeler, je peux seulement paraphraser, mais il continua en disant quelque chose comme « allez dire ça aux enfants de riches en prison, puis laissez nous tranquilles. Sacrez votre camp d’ici. »

Ce voisinage a une histoire. Il survit à plusieurs couches de transformations et de changement, plans de restructuration, de « développement », de gentrification… Personne n’avait véritablement pensé qu’il y aurait du monde, là, lorsque nous arriverions avec nos discours, nos affiches et notre tintamarre. Mais évidemment, par une si belle journée… Comment pouvait-il n’y avoir personne? Nous avions simplement oublié, peut-être.

Il y avait là du monde, donc. Non pas des passants, mais des habitants. Nous occupions des territoires — le territoire de quelqu’un, peut-être –, mais également de multiples territoires se chevauchant qui, je crois, n’« appartiennent » en propre à personne. (Personne ne semble savoir à qui appartient le parvis de Saint-Roch. À la ville? À l’Église? À quelque promoteur immobilier?)

Mon objectif en racontant cette histoire à ce moment-ci est de porter attention au problème de l’habitation. J’aimerais surtout attirer l’attention sur ce que je considère comme une réponse politiquement inadéquate faite à l’homme qui parla en retour ce jour-là, qui n’était pas un « manifestant » mais qui se manifesta.

Quelques « véritables » manifestants ont en effet répondu en vociférant : « Allez, ferme-la et va-t-en… » L’homme semblait en état d’ébriété, entendit-on. D’autres ont proposé une réponse différente, énonçant que cet homme devrait « joindre » la manifestation, puisque la brutalité policière et l’État policier nous préoccupant sont précisément cet ensemble d’institutions qui l’avait mis, lui, derrière les barreaux. Mais je ne crois pas cette réponse plus adéquate : elle recode et fait taire.

Qu’est-ce qui pourrait exister « entre » ces deux réponses? Entre « va-t-en! » et « nous disons vraiment la même chose que toi, tu sais! » Ou plutôt, non pas entre, mais simplement : quoi d’autre pourrait avoir lieu?

Simon Labrecque est candidat au doctorat en science politique à l’Université de Victoria.


[1] Ce fait fut rappelé avec insistance par Marc Pinkoski, jeune anthropologue indépendant qui organise avec d’autres des cours gratuits dans un café du centre-ville. Le Free Knowledge Project existe depuis près de deux ans. Les cours, disponibles en ligne, portent surtout sur l’histoire locale et les relations entre les peuples autochtones et les « colons » (la question des mots utilisés pour (se) décrire y est fréquemment abordée).

[2] Le règlement de la ville constitue la réponse à un jugement de la Cour d’appel, plus haut tribunal de la province, qui soutint un premier jugement de la Cour suprême de Colombie-Britannique déclarant inconstitutionnel un règlement antérieur qui interdisait tout campement sur le territoire de la municipalité. La Cour jugea qu’étant donné que la demande d’hébergement excède grandement le nombre de lits d’ébergement disponibles, la Ville ne peut interdire les structures d’habitation temporaires sans enfreindre la section 7 (vie, liberté, et sécurité de la personne) de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour plus de détails, voir « The Charter Right to Rudimentary Shelter in Victoria » par Sarah Hamill (2010), sur le site du Centre d’études constitutionnelles de la Faculté de droit de l’Université d’Alberta.

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