Une dédicace, « à ma mère/femme baobab/femme puissante ». Un exergue, « il y a quelque chose dans l’être qui ressemble au caca – Antonin Artaud ». Un titre, Les latrines. C’est par ce lieu public, appelé aussi « lieu d’aisances », que l’on descend dans les bas-fonds de Port-au-Prince pour explorer l’âme humaine. Qu’est-ce que l’homme, au fond, dans sa plus simple nudité ? Un être sensuel, charnel, égaré, menteur, absurde, violent, fou, en quête désespérée de sens, engagé dans une course éperdue pour se sentir vivant là où il est déjà mort, fossilisé.
Le ton est cru, brutal, bestial, à l’image de la place d’Armes, lieu stratégique qui fait à la fois taire et parler outrancièrement les gens. Le rythme de Makenzy Orcel est rapide, saccadé comme un slam, fait de reprises et de répétitions qui donnent le vertige et la sensation terrible que jamais, jamais, on ne sortira de la violence. Ce qui étonne, c’est le contraste entre un style qui va droit au but, qui sans pudeur ni retenue déverse les bruits et les odeurs de la ville, d’un quartier, d’une enfance et une écriture qui digresse, qui transgresse, qui divague à travers les méandres du souvenir et de la mémoire. Les voix sont multiples, nous obligeant à nous déplacer et à changer notre regard. Qui parle dans ce brouhaha ? Y a-t-il une conscience qui voit ? L’expérience est initiatique, voire métaphysique, pour qui n’a pas peur d’explorer les fonds inavouables de son être. Il ne faut pas craindre de tomber, de perdre toute forme de repères.
On le sait, Orcel n’aime pas les histoires. Il écrit des lieux, il écrit des chutes. C’est bien beau de voir l’humanité chuter, mais qu’y a-t-il après cette descente dans la noirceur de l’être ? Reste-t-il encore un peu de pureté dans la dégueulasserie du monde ? Est-il possible de croire en l’être humain, en dépit de l’horreur et de l’absurde ? La tendresse est là mais rare et toujours teintée d’une profonde nostalgie. Les percées lumineuses affleurent dans les évocations de la mère ou de l’enfant. L’espace d’un moment, le ton s’adoucit, laissant entrevoir une peine inconsolable, avant de mieux revenir à la fureur et au bruit du monde. Il faut saisir l’instant au vol et ne pas espérer se reposer.
« …ici on chante pour atténuer la douleur du travail, convoquer les dieux de leur hypothétique demeure, le chant ça nous grandit, ça ouvre les portes de l’éternité, on danse aussi, on danse sous les bégaiements de tambours, sous la pluie, sous les balles assassines, le poids du quotidien, la danse c’est le chemin le plus sûr vers la mémoire, ma mère chantait de sa voix de femme imbattable, inextinguible, de sa voix de femme baobab au milieu des vents… »
La quête du père absent occupe l’espace et sature l’imaginaire. « …c’est tout ce que je veux savoir moi, la vérité, un orphelin de père ça aussi ça a le droit de savoir pourquoi il est un orphelin de père, pourquoi un mec disparaît de la surface de la planète dès que sa copine lui dit que ce mois elle n’a pas vu ses règles […] il y a toujours une solution, ça peut être différent de ce à quoi on s’attendait, mais une solution quand même, pour ne pas être obligé de fuir comme un lâche, s’effacer de la surface de la planète… » Colère, indifférence, doute, désir, manque, larmes vite ravalées, ce déferlement d’émotions donne naissance à une poétique de la famille, parfois rêvée, parfois haïe mais toujours présente, même en filigrane.
Ainsi, dans cette histoire qui n’en est pas une, on côtoie la plus grande des misères tout en frôlant la joie. Danse, chant, carnaval, Orcel dénude les corps et les âmes et nous interroge sur notre humanité. Qu’est-ce qui est humain et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Où sont les frontières ? L’expérience est dérangeante, comme lorsque l’on se trouve devant les toiles du peintre allemand Otto Dix, peintes à son retour de la Première Guerre mondiale. Devant les portraits de ces « gueules cassées », nous sommes forcés de voir notre propre laideur autant que la cruauté et la barbarie du monde, sublimées par la maîtrise de l’art. Paradoxe vivant qui nous met au cœur de notre complexité. « Seuls les vivants peuvent se sentir éprouvés, les morts sont incapables de sentir. »
Makenzy Orcel est né en 1983 à Port-au-Prince. Poète, romancier, il a publié chez Mémoire d’encrier À l’aube des traversées et autres poèmes ainsi que Les immortelles en 2010. Les latrines est son deuxième roman. Espoir de la relève littéraire haïtienne, il est actuellement en résidence littéraire en Normandie pour écrire son prochain roman.