Au point où on en est, c’est le moment de dire ce qui se passe dans un pays où les politiques paraissent malgré tout crédités d’une certaine confiance si on pense à l’échéance présidentielle de 2012 c’est-à-dire au moment où c’est aux urnes qu’il faudrait aller alors que le bulletin de vote blanc n’est toujours pas comptabilisé, qu’il n’est pas reconnu comme expression de désolation puisqu’on continue d’imposer le silence aux citoyens qui s’expriment de la sorte. C’est aussi l’occasion de dire que, faute d’un relais effectif des médias français trop souvent à la botte des intérêts économiques, c’est en un point quasi mort que se trouve l’idée acceptée d’un mouvement horizontal et libre – populaire et indifférencié – qui s’ouvre une voie sur les places publiques et s’occupe de lieux symboliques comme l’esplanade de la Défense à Paris – avec son Arche symbolique du pacte passé avec le Marché – ou encore qui s’exprime, par appels ponctuels, dans des recoins de la campagne française sur des lieux de circulation.
Le journal Rue 89 (4 novembre 2011 : « Pourquoi le mouvement des « Indignés » ne prend pas en France ») a voulu rendre raison d’une faible mobilisation française. La journaliste a parlé de la tentation politique de canaliser cette indignation, de la richesse d’un pays où le taux de chômage est plus bas qu’en Espagne, en Grèce et en Italie ; elle a également avancé que la majorité des diplômés français trouvent de l’emploi, et que les revendications de ce mouvement restent floues car multiples.
Un autre journal, Mediapart, a voulu faire de la pédagogie. L’entretien de rigueur (publié le 26 décembre 2011) avec un sociologue ne s’avère pas à la hauteur d’un mouvement bien défini qu’on ne peut penser avec d’anciens outils ; car on écoute le spécialiste parler des occupyers en des termes parfois curieux. Ainsi le cerveau qui imprime toujours en noir et blanc codifie-t-il le mouvement unanimiste par une analogie avec Mai 68, vu exclusivement comme mouvement de la Jeunesse alors qu’il est sans classe d’âge (lors de mes rencontres avec les occupants, j’ai par exemple dialogué avec un ingénieur en informatique de 52 ans, un lycéen de 18 ans, un intérim de 37 ans, un retraité de l’Éducation nationale de 73 ans). Ne parlons pas des considérations nœud-nœud sur de jeunes gens inorganisés (coupés de la réalité vécue par des jeunes de banlieue) qui s’adressent à un monde qu’on ne connaît pas donc à un monde qu’on ne peut pas connaître, comme si l’émergence de ce mouvement ne dégageait pas une vision de la société en changeant d’échelle au même moment où la donne est mondiale et pas seulement internationale ; ne parlons pas non plus de celui qui n’a toujours pas compris que nous sommes depuis belle lurette dans une société de l’après-État.
Quand on pense que Arte, la chaîne européenne et franco-allemande de télévision à vocation culturelle, a baptisé Stéphane Hessel le « père de tous les indignés » (interview du 14 novembre 2011), cet homme d’un quatrième âge distinguant deux sortes d’indignés (européens et américains) et s’affichant avec une comédienne mamy qui fait son glamour dans un sans-gêne lamentable jusqu’à se déclarer « révoltée », on comprend que la France donne l’image d’un pays triste. Mais pourquoi les indignés, en France, auraient-ils besoin d’un papa ? Qui plus est, comment leur objectif pourrait-il rencontrer celui de ce « communiquant » qui appelle à voter socialiste et dont le best-seller va connaître son adaptation cinématographique en septembre 2012 ?
Au point où on en est, il est temps de comprendre que mobiliser collectivement c’est aussi mobiliser individuellement pour mondialiser les intérêts face à l’inacceptable : le pouvoir de l’argent – notamment bancaire – tel qu’il est aux mains d’une minorité (1%) alors que la majorité populaire qu’exprime ce mouvement d’indignation (un nous se présentant tout simplement, de bon sens, comme « nous sommes les 99% ») se voit toujours plus endettée et, conclut-on, redevable. Les comptes sont vite faits, et pourrait sonner l’heure de leurs règlements qui rend sympathiques les participants à une action civile responsable que les minorités gouvernantes et partisanes pourraient taxer de naïve (sauf à leur faire honte, leurs pourcentages respectifs seraient à rappeler). En France, il serait temps de commencer par rendre audible un tel mouvement avant de les décrédibiliser. Parce qu’il est précisément hors clivages, n’est-il pas un événement, le pari autant que le diagnostic de ce qui rassemble ? Le parti pris pour une « réelle démocratie » vaut largement qu’on s’intéresse à ceux auquel le particulier politique n’entend pas répondre parce qu’il ne le peut pas et parce qu’il ne veut pas le faire ; car se joue là une volonté de se réapproprier le droit à la parole : « Indignez-vous ! Exprimez-vous ! » L’anti-consumérisme, la volonté d’alternative, le refus de la dette font partie des objectifs de ce mouvement qui veut faire bouger les choses et sensibiliser à elles ; un des indignés relève l’absence de médias français lors du dernier G20 ainsi que la déshumanisation de l’information.
L’idée de « zone libre d’expression » est sans doute symptomatique de qui décide de prendre sa place là où il le peut – sur les places publiques – et où il le doit, voire où il le faut dans l’ordre de la parole revendicatrice et, bien sûr, là où les capitaux circulent indépendamment des personnes. Justement, l’occupation signifie non pas la réquisition mais la territorialisation c’est-à-dire l’investissement d’un lieu où faire du sens : quelque chose se passe en un lieu donné dont on fait un lieu tout public parce qu’il concerne tout le monde. Le yes we camp ne fait pas seulement écho à un espoir américain. Ce à quoi il donne lieu s’exprime par des langues qui se répondent pour trouver un terrain d’entente où bâtir les assises d’un autre monde que celui d’un monde réduit à quelques mains. Comme quoi un territoire ne se dispute pas forcément ; c’est la face pacifiste et sympathique d’un mouvement ni plus ni moins que raisonné et pas résigné, qui a besoin de convaincre. Pas question de laisser des territoires d’exercice du pouvoir à ceux qui l’exercent aux dépens des autres : le mouvement d’indignation et d’occupation est un mouvement politique en un sens large, celui du devenir d’un vivre ensemble et bien ensemble.
Au point où on en est, il est temps de savoir pourquoi la France est encore à la traîne et n’arrive pas à voir et à penser que quelque chose puisse se produire ; car un mouvement c’est quelque chose qui n’est pas aux contours bien définis mais qui est là, en attente et en devenir. Pour saisir une chance, c’est-à-dire quelque chose qui arrive, il faut comprendre. Le point où on en est, c’est qu’on n’a pas encore sérieusement commencé d’en parler. Passé 2011, il est enfin grand temps d’en parler et de le faire autrement qu’on l’a fait. Un devenir-politique, par définition, on ne sait pas ce que c’est ; mais si on ne doit parler que de ce qu’on connaît, on ne va nulle part.
Cécile Voisset-Veysseyre a enseigné la philosophie pendant une dizaine d’années. Elle est membre associé du LIS (« Lettres, Idées, Savoirs » : Université Paris XII, Créteil-Val de Marne). Chez l’Harmattan, dans la collection « Ouverture philosophique », sont parus Des Amazones et des femmes (2010), Les Amazones font la guerre (2009) et Hobbes philosophe redoutable ? Des Amazones et des hommes ou le contrat selon Hobbes (2008). Elle travaille à un deuxième livre sur Thomas Hobbes.