Excusez-moi, mais je bouille. Voici quelques-uns des grands titres du Devoir du 20 octobre dernier. À la une : Chantier Davie écarté des contrats fédéraux, Les contrats de 33 milliards iront au chantier maritime de Vancouver et aux Chantiers Irving d’Halifax ; Une commission « taillée sur mesure », La commission d’enquête sur la construction ne pourra contraindre quiconque à témoigner, ne pourra exiger non plus la production de documents et son rapport ne comportera aucun blâme. En page 2 : Mauvais quart d’heure pour le juge Moldaver. Page 2 toujours : Ottawa abolit le Conseil pour la conservation des ressources halieutiques. Et je m’arrête ici. Trente-trois milliards qui nous glissent entre les mains, un premier ministre qui, aussi sérieux qu’un pape, annonce une commission d’enquête bidon, un juge unilingue anglophone nommé à la Cour suprême, l’abolition d’un organisme dont la vocation est de documenter la disparition des poissons dans nos eaux…
Disons que ces titres à eux seuls ont « fait ma journée » comme on dirait dans un sabir qui illustre bien le glissement qui s’opère au chapitre de la langue, et qui exprime en même temps le dépit, le dédain, l’indignation que suscitent ces manchettes, la morgue et les haut-le-cœur engendrés par cet étalage de bassesses, de veuleries, d’ignominies parues en une seule journée et qui viennent s’ajouter à des centaines d’autres. On se fout de notre gueule comme si on était les derniers des crétins. On est en train de mettre le Québec à terre, à genoux, on lui enlève de puissants leviers financiers tout en rétablissant l’hégémonie anglo-saxonne, l’unilinguisme anglais, les symboles de la monarchie, on abolit les organismes qui cherchent minimalement à quantifier (même pas à corriger !) les reculs environnementaux (couche d’ozone, stocks de poissons et autres), et tout ça pendant que le chef de la nation québécoise, notre premier ministre, continue à nous engluer dans la corruption, la collusion, la tricherie. Et nous serions prêts à le réélire ! Sinon à le remplacer par un homme sans parti qui considère que la question nationale est non pertinente !
J’en ai les larmes au bord du cœur. Que sommes-nous en train de devenir ? Des êtres amorphes, caoutchoutés, des mollassons à l’épine dorsale aussi anémique que celle de ces milliers d’organismes vivants qui subissent sans pouvoir réagir le contrecoup de nos dérives chimiques et de nos élucubrations mégalocentriques ? On se fait bouffer la laine sur le dos, on se fait sucer la mœlle à petite dose, on extirpe la vie de la moindre cellule en l’enrobant du glamour factice de toutes ces Lady Gaga et autres superstars du Star System et de la société du spectacle pendant qu’on réduit nos institutions à néant, pendant que le vide sidéral s’insinue dans nos veines à la faveur des mensonges éhontés de ces politiciens qui nous engrossent de leur inanité et de leur duplicité.
Et pendant que nous mijotons dans notre petitesse, que nous croupissons dans le confort et l’indifférence, à l’abri et au chaud dans leur tour d’ivoire, les grands de ce monde se rient de la rumeur qui vient d’en bas. Du centième étage, derrière les vitres scellées, dans leurs alcôves climatisées, les écrans radars qu’ils consultent à tout moment ne leur transmettent que le pouls des fluctuations auquel est soumis leur portefeuille. La Bourse ou la Vie. Ils ont manifestement choisi la première. Leurs préoccupations sont si hautement spéculatives, leur univers tellement désincarné, qu’ils refusent de voir les hordes de démunis qui se cachent derrière les colonnes de chiffres, les visages anéantis qui croulent au plus bas des graphiques. Ils salivent sur ce point de pourcentage qu’ils viennent de gagner, au moment où un ouvrier claque pour la dernière fois la porte de l’usine qui l’employait, à l’instant où un enfant expire, victime de la dysenterie ou du sida. Drapés de morgue et d’indécence, essayant de faire juter la planète à leur seul profit et au détriment de toute autre considération, les fossoyeurs du Capital brandissent la faux à qui mieux mieux, et ils frappent partout, pourvu que ça rapporte.
Heureusement, on commence à frapper ailleurs aussi, et avec succès. Tunisie, Égypte, Lybie. Mais ici, chez nous, faudra-t-il attendre la déliquescence totale de nos institutions avant de réagir ? Faudra-t-il attendre que les petits potentats qui nous dirigent aient complètement sapé la démocratie et réduit à néant les valeurs sur lesquelles se sont fondées nos sociétés avant de leur montrer la porte ? En d’autres temps, on en aurait appelé à la désobéissance civile, voire à l’insurrection, il y aurait des manifestations monstres dans la rue et devant le parlement. Aujourd’hui, la seule occupation qui nous interpelle s’appelle Occupation double. La seule réalité qui nous touche est virtuelle. Le choc n’en sera que plus brutal.